AHERDAN, Témoin de son temps MEMOIRES 1942-1961

aherdan uneLe récit d’Aherdan, un témoin privilégié, me rappelle, dans sa substance, ses recoins et ses subtilités, le tonitruant et foudroyant article d’Emile Zola : « J’accuse… ! Lettre au Président de la République » publié dans l’Aurore, à la première page, le 13 janvier 1898. Cette nouvelle publication traduit une liberté de pensée et d’esprit. Il procède d’un souci d’exhumer les non-dits d’une période mise, des décennies durant, sous le boisseau. Disons-le, tout de suite. Il ne s’agit pas d’un livre d’Histoire. Il va sans dire que chacun a sa vérité. Il revient alors aux historiens de séparer, au besoin, le bon grain de l’ivraie !

Avant la parution des deux autres volumes, un premier, croustillant, écrit sous une plume légère, et avec maestria, vient de paraître. D’un style envoûtant, fluide et raffiné, par sa riche sémantique, il vient à point remettre les pendules, rouillées, à l’heure de vérité.

D’entrée de jeu, l’auteur s’interroge : « Mais comment restituer ce qui me fit vibrer, sachant qu’avoir vécu n’est pas vivre » (p. 13). Dans ses pérégrinations, Aherdan nous dépeint, en prose, les principaux épisodes qui avaient eu lieu à l’orée des années quarante, en plein Protectorat, jusqu’à la mort de Feu Mohammed V. Pour le Protectorat, l’auteur en fait la synthèse : il suffisait « d’ôter une voyelle », au terme « indigène », pour saisir le sens d’une condition « indigne».

Sans concession, dans ses « Mémoires», Aherdan vient mettre, par cette belle contribution, comme à son accoutumée, les pieds dans le plat. Il y a des choses, pour les comprendre, il faut les avoir vécues. Témoin oculaire, observateur assidu, acteur hardi, analyste averti, le militaire, le poète, l’artiste, l’homme hors du commun, nous livre les tréfonds, longtemps étouffés de l’histoire d’une période critique ; une période qui a façonné, hypothéqué, le devenir de notre pays ; une « époque où la politique était une jungle et la construction du pays, une gageure !» (p.207). Cette période enclenche un processus où les dés sont jetés, les rôles distribués, l’avenir confisqué, le passé mis dans la poche d’une oligarchie, entre les mains de poules qui veulent se transformer en faucons ! Une véritable meute enragée. Elle n’en démord pas ; comme les carnassiers qui gardent jalousement, le morceau de viande, qu’ils ont sous les pattes. « Leur but était, en effet, d’asseoir leurs intérêts, de devenir des chefs de file dans un Maroc qui ne pourrait d’aucune façon disposer de lui-même ni de ses ressources » (p.142).

Un regard poignant, prégnant et sans fard, sur une période de l’histoire de notre pays, une période confuse, tumultueuse et mal connue ; une période qui allait déboucher sur le parti unique avec toutes ses arrogances, son arbitraire, ses « pantouflards », ses «boutiquiers politiques» (pp.147,153), dont parle si généreusement, et avec satiété, Monsieur Aherdan.

Que de protestations étouffées ; que de fredonnements amplifiés ; que de vérités falsifiées. Et, j’ajouterai, que, dire la vérité est le plus noble acte de respect au lecteur et, partant, au peuple. Un récit qui vient du fond de l’âme, une lame de fond indicible. Une sibylle pour connaître le passé, un passé compliqué, le présent, un présent simplement recomposé et un futur confisqué, car il est inconnu. Aherdan a eu le courage, à tous crins, de remonter à l’origine des dérives qui avaient marqué cette période.

Fait d’une seule étoffe, Aherdan, ne peut s’en découdre. Entier, nationaliste jusqu’aux bouts des angles, il ne peut que, fidèlement, retracer un vécu, certes astreignant, mais plein d’enseignements, de vérité et loin de toute compromission. Il avait la cinglante liberté de pouvoir dire Non, pour dire Oui à la vérité. Ce faisant, il a pu ainsi démystifier toute la construction fallacieuse d’une partie de notre histoire moderne qui, sans cette contribution, aurait pu être jetée dans la poubelle de l’Histoire, et aurait constitué une partie rutilante de leur histoire, du reste incontinente et fugace !

Au-delà de l’aspect autobiographique, non moins intéressant, l’ouvrage révèle la force de caractère puisée dans la nature ambiante, dans le parcours atypique du personnage, rustre par moment, énergique, autoritaire, et d’une délicatesse raffinée, d’une sensibilité, d’une ataraxie qu’il retrouve chez les siens. Accessible et maîtrisant la langue du peuple, il sait « ce que parler veut dire».

Les révélations éclairent les zones d’ombre du proche passé et expliquent l’exclusion et les incertitudes qui planaient sur la période post coloniale. L’on comprendra aisément l’inanité, dont toute la résistance des montagnes à la pénétration coloniale, est victime ; le caractère obséquieux, tutélaire, calculateur de l’esprit citadin, qui ne jure, que par les protagonistes d’alors, et dont les tenants ne cessent de scander allègrement cette rodomontade bien connue : « al maghrib maghribuna, la lighayrina ; zaïmuna assiyyasi, Sidi Allal el Fassi… » (p.178), reprise en chœur, sans en connaître le sens, par les crédules pauvres ruraux, qui n’ont même pas eu l’heur de leur plaire.

Il contribue ainsi, à rapporter toutes les toquades, les nuances, les manigances des poltrons, des « infaillibles » (p.191), sacralisés par la propagande et les arguties d’une l’histoire faite sur mesure, et qui se préoccupe seulement de l’accaparement du pouvoir, du pillage des richesses nationales, de l’élimination physique des véritables patriotes, de la mise en quarantaine du peuple qualifié de « centaures primitifs » (p.147) et des relations ambigües avec la Monarchie. Selon une déclaration d’un délégué de l’Istiqlal de l’époque : « Impossible de faire revenir Ben Youssef sur le trône pour l’instant car, d’ici là, il faut bâtir les institutions » (p.143), ce qui sous-tend la mise en place d’une « politique d’évolution progressive et graduée » (p.144).

Aherdan de reprendre (p.147) la déclaration d’un dirigeant rapportée par G. Spillmann selon laquelle « …en réalité, aucun des partis n’a le désir de voir Ben Youssef revenir et qu’en diminuant les pouvoirs du Conseil du Trône, c’est ensuite du Sultan». Et l’auteur d’ajouter : « …le champ libre aux combines des politiciens qui n’avaient qu’une seule chose en tête : s’emparer des rênes du pouvoir » (p.159).

Son premier tome, les deux autres suivront, nous fait revivre les pénombres, les réalités inconnues d’une période de notre histoire contemporaine. Un témoignage sur l’histoire, vue de l’intérieur par un résistant de première heure, un acteur politique encombrant, qui se démarque par son franc parler et sa parfaite connaissance du terroir et des hommes, fussent-ils humbles. De sa manière la plus vivace, il vomit des « vérités », des comportements et des positions qui, je l’imagine, dérangent, dénoncent, ceux, «collabos», qui ont réussi à prendre les rênes de la destinée du pays et la mise en application du programme concocté à Aix-les-Bains « …par la puissance anciennement « protectrice» était point par point en cours d’exécution» (p.165). Depuis 1955, ceux-ci ont pris en otage tout le pays. Ils excellent dans la table-rase du passé. Les millénaires passés « furent une parenthèse fermée qui n’a existé que comme un cauchemar ». Ceux et celles qui avaient pris les armes contre la pénétration coloniale, et dont plusieurs étaient morts, les armes à la main, ont été exclus; d’autres sommairement exécutés (pp. 165,179,180) ; d’autres emprisonnés. Ceux-là ont été oubliés pour l’éternité, sauf dans « les cœurs de ceux qui les aiment ». La nouvelle élite qui, « dans le lit douillet des compromissions» (p.149), se transforme en résistants. Et de préciser, que « la carte d’adhésion au parti avait le pouvoir de changer un traître en résistant et de faire d’un résistant un traître» (p.182). Ironie de l’histoire.

Les protagonistes de cette époque de transition, marquée par une lutte effrénée, machiavélique, pour s’accaparer tous les pouvoirs, ont été minutieusement décrits par Aherdan. Il a ainsi levé le voile sur les nombreux personnages de l’époque et les mises en scène d’une pièce de théâtre, une tartuferie abjecte dont les séquelles continuent, encore aujourd’hui, à miner la scène nationale.

Cette magnifique contribution à l’histoire d’une sombre période, dévoile au grand jour toutes les démarches ourdies entreprises par les protagonistes d’alors qui avaient été portés au fallacieux firmament de leur histoire qui tord le cou à la véritable Histoire de ce pays. Elle est plusieurs fois millénaire.

L’indépendance recouvrée, la décolonisation, n’étaient qu’une chimère. Les négociations expéditives d’Aix-les-Bains, étaient menées par une délégation désignée par le pouvoir colonialiste, donc non représentative du peuple. Ce dernier ne figurait pas dans ses préoccupations. Il est même l’objet de dédain et de mépris. La bonne foi et la mauvaise ne font pas bon ménage. En revanche, leur souci majeur est de se partager le pouvoir politique, économique et d’instaurer un parti unique, une identité arabo-musulmane, une seule langue. Honnies la diversité culturelle et linguistique ! En résumé, il s’agissait de mettre en place un système fasciste, une pensée unique et une oligarchie minoritaire qui, exclusivement seule, décide et engage le pays, donne et ôte à sa merci. Au fait, une permanence, en pire et en grande nature, du système colonial par l’entremise d’un Parti-Nation dont le bellicisme, l’élimination de ceux qui « ne montrent pas patte blanche », le pillage, l’enrichissement, l’avidité sans scrupule, la cupidité, l’exercice du pouvoir par des parentés, furent et demeurent, même de façon euphémique, les fondements les plus saillants de cette charte sacrosainte. L’intransigeance était de rigueur. Tant de calculs, tant de ruses, tant d’intrigues. Honni soit qui mal y pense.

Derrière les discours fougueux, les péroraisons démagogues et populistes, la turbulence et l’ubiquité de ses tenants, la réalité est tout autre. Ces téméraires, ces fossoyeurs, « faisaient passer les plaisirs de la vie avant l’exigence du devoir » (p. 206). Domine alors, je dirai, non sans amertume, le devoir de se servir et non de servir, car « les purs perdent toujours, au bénéfice des lâches » (p. 67). Les autres, la majorité, semblaient « marcher à l’allure du mulet qui n’a d’autre choix que de porter, quotidiennement, ce dont on le charge » (p.69).

La crédulité du peuple, sa naïveté, son ignorance favorisaient l’appétit alimentée par la ruse, les calculs, les discours pénitents et intrépides, finirent par mettre au piédestal des personnages, que l’histoire, dont cette contribution, se doit de remettre à leur juste valeur, car l’Histoire a horreur des raccourcis.

L’obsession d’un parti unique, dont la dénomination ingénieuse, avait sublimé et séduit la majorité, n’avait pas résisté à l’usure du temps et à la témérité de certains visionnaires d’alors. Le terme Istiqlal qui signifie indépendance avait fait beaucoup d’émules, même dans les classes populaires. Aherdan rappelle que : « la confusion était payante. Istiqlal était à l’époque un mot fabuleux qui servit d’enseigne publicitaire pour la promotion d’une organisation politique… » (p. 158). Un Parti-Nation, en fait.

« Oui,
Le parti devient
Notre Etat,
Car de lui émane
Miséricorde ». (p.243)

Et de préciser que : «Seules trois choses comptent dans la vie du pays : la langue arabe, l’islam, le parti de l’Istiqlal », s’exclama un dirigeant de l’époque. (p.201).

Ces révoltés contre le paradigme unique de la pensée, contre cette farce de la « qawmiyya al ‘arabiyya », contre l’identité arabo-musulmane, contre le parti unique, avaient lucidement senti le danger qui guette le pays et le peuple. Ils avaient agi en conséquence pour retrouver, même tardivement, la diversité, l’ouverture, la tolérance, l’unité, l’égalité et le progrès et pour crier, en écrivant, haut et fort, que le Maroc est amazighe, que son histoire n’a pas douze siècles, que sa langue n’est pas l’arabe, que son système ancestral est monarchique, qu’il est multiconfessionnel, que ses hommes et femmes sont égaux et libres. Fervent défenseur de sa langue, l’auteur affirme, sans ombrage : « L’usage de leur parler amazigh car c’est par lui seul, gardé intact, que nous pouvons rendre son clin d’œil à l’étincelle qui de la flamme s’évade. » (p.35). Et, encore d’ajouter : « On portait une atteinte irréparable à notre identité sous couvert de respecter le droit musulman en supprimant purement et simplement le droit coutumier, Izerf, ce « chemin de la sagesse » qui donnait à ce peuple la pleine maîtrise de son vécu » (p.251).

S’amorce, à partir de cette période, la fracture sociale qui allait s’élargissant. Une minorité citadine belliqueuse et opportuniste, face à une majorité mal chaussée, mal nourrie, qui grogne sous une montagne enneigée ; car elle croyait « que l’indépendance allait nous restituer notre dignité sans nous soumettre à l’arbitraire d’un quelconque parti politique ni à la mainmise d’une quelconque oligarchie » (p.214). De cette conscience populaire latente, jaillissent quelques étincelles qui se s’éteignent aussitôt, par l’assassinat, le crime organisé, les règlements de compte et « le rapt sur les routes » (p.183), au vue et au su de tout le monde. L’auteur précise que : « les meurtriers agissaient à visage découvert ; ils se savaient couverts » (p.182).

Selon l’adage bien connu : « Pour bien vider la grange, il faut se débarrasser du gardien » (p.187) et, encore mieux :

« Des mésanges
Aux perdreaux
Se mélangent,
Pour mettre
A sac,
La grange » (p.242).

Ces vaillants résistants, qui avaient servi de chair à canon, payèrent de leur vie leur appartenance véritable à cette terre, à ces montagnes qui les firent naître. L’Histoire n’est pas toujours un fleuve tranquille.

Prégnant, le témoignage d’Aherdan fera remuer, à coup sûr, des cadavres dans leur tombe. Leurs héritiers n’en resteront, certainement pas coi.

Sans vouloir être un réquisitoire effréné et fougueux, le récit est un témoignage qui ne vise, selon l’auteur, que le rétablissement d’une vérité historique qui, hélas, s’estompe, se fait taire sous les décombres d’une histoire, mal façonnée, falsifiée, colportée encore par les nostalgiques d’un passé qui s’évanouit. L’auteur rappelle « certains faits qu’aisément l’on foule aux pieds » (p.206). Il note que : « l’utopie l’emporte sur la réalité, l’ambition sur l’impératif devoir, le mépris sur l’humilité indispensable à l’homme qui doit servir de courroie de transmission entre une génération et l’autre » (p.200).

D’une seule étoffe, le récit est loin d’être celui d’un courtisan, car Aherdan, n’excelle pas dans le discours mielleux de certains citadins aux commandes. Des génuflexions, il en est le mauvais élève. Et, qui plus est, il n’a pas été tendre, même avec les tenants du pouvoir suprême. Il en trace, avec une liberté déconcertante, les suffisances et les insuffisances, le fiel et le miel « … sachant que seule la forme a changé et le fond pas encore » (p.65).

Les épisodes racontés ne «s’oublient pas, même lorsqu’on est vaincu, et surtout parce qu’on est vaincu», car nous n’avons pire ennemi que nous-mêmes. La lucidité de l’auteur, n’est-elle pas le fruit de sa blessure? Comme écrit Hassan Aourid sur un autre registre : «C’est cette blessure qui fait qu’on supporte les avanies et la persécution. C’est cette blessure qui fait de nous encore des…» Imazighen. (Le Morisque, 2011, p.47).

Par: Mohamed El Manouar

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