Entretien avec le Chercheur ABOULKACEM EL Khatir (co-auteur)

Chercheur ABOULKACEM EL Khatir

ANTHOLOGIE DE LA TRADITION MANUSCRITE EN AMAZIGHE

Entretien avec le Chercheur ABOULKACEM EL Khatir (co-auteur)

«L’objet assigné à ce travail est de parvenir à rendre visible la tradition manuscrite en amazighe et de mettre en évidence sa richesse, sa diversité et son ancrage historique».

Fruit d’une collaboration fructueuse entre deux anthropologues, MM. Ali AMAHAN et El Khatir ABOULKACEM, cette anthologie – première en son genre – publiée par l’Institut Royal de la Culture Amazighe, nous offre un regard rétrospectif, documents à l’appui, sur la tradition manuscrite en amazighe, un patrimoine écrit peu connu dont l’ancrage social et historique – bien que local – est source d’informations multidimensionnelles. Pour nous en rapprocher davantage, nous avons posé quelques questions à M. El khatir Aboulkacem, co-auteur et directeur de recherche au Centre des Etudes Anthropologiques et Sociologiques à l’IRCAM.

  • Pour commencer notre entretien, parlez-nous de la genèse du livre.

Notons d’abord que l’un des auteurs de ce livre, M. Ali Amahan, compte parmi les premiers chercheurs nationaux qui se sont intéressé à la tradition manuscrite amazighe et à l’analyse des actes d’écriture qu’elle implique. C’est au début des années 1980 qu’il a présenté, dans le cadre des travaux du Groupe Linguistique d’Études Chamito-Sémitiques (GLECS), un papier sur la notation adoptée par le copiste d’un fragment découvert à Ighoujdamn, sa tribu natale, du bahr doumouɛ/Océan des larmes, un manuscrit de Mhend Ou Ali Awzal, auteur du début du XVIIIe siècle et disciple de la zaouïa de Tamegrout (Vallée du Draa). Aussi, la découverte d’une copie des ɛqqayyid ddin/traités de la religion, l’œuvre de Brahim Ou Abdellah Aznag, auteur de la dernière moitié du XVIe siècle et disciple de la zaouïa des Ait Ouissaâden (Haut-Atlas), à Fès lorsqu’il travaillait dans le domaine de la gestion des affaires culturelles de la ville, dans des conditions sur lesquelles je ne vais pas m’attarder ici, l’a conduit à proposer une thèse argumentée et pertinente sur les origines et les raisons de la production écrite en amazighe, en l’associant aux modalités opératoires des zaouïas.

En ce qui me concerne personnellement et en plus de ma rencontre avec Ali Amahan qui m’a proposé qu’on travaille ensemble sur l’édition et l’étude de l’œuvre de Brahim Aznag, auquel il a déjà consacré le travail susmentionné, les résultats de mes études sur le nationalisme dans une perspective anthropologique m’ont fait découvrir la richesse et la variété des situations et des pratiques culturelles dans les sociétés amazighes d’avant le protectorat. En fait, l’étude des conditions de l’émergence du nationalisme et de surcroit au sein d’une catégorie sociale déterminée implique une appréhension de ce qui favorise la réussite politique d’une culture donnée. Cette culture ne possède pas de propriétés intrinsèques qui font d’elle ce qu’elle est devenue ou ce qu’elle deviendra après la réussite politique du nationalisme, ce sont les contingences historiques qui déterminent son choix et sa destinée future. Et l’une des premières tâches assignées à l’analyse est de restituer le contexte historique, de comprendre les contingences qui déterminent cette réussite. Tout naturellement, l’enquête sur la situation marocaine m’a poussé à étudier le champ culturel d’avant le nationalisme, et c’est en étudiant le champ rural et essentiellement amazighe (Aire tachelhit) que je suis amené à relever le rôle et l’importance de l’écriture dans ces sociétés. La question des actes d’écriture dans les sociétés amazighes s’est ainsi constituée et s’est imposée à moi comme un des objets de recherche sur lesquels je travaille depuis.

Revenons maintenant à cette anthologie, à ce choix de textes tirés de la tradition manuscrite. Ce projet trouve son origine directe dans le cadre d’un programme de recherche (FSP/France-Maghreb) mis en place par la Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme à Paris et appuyé par le Ministère français des Affaires étrangères. Ce programme, qui vise à soutenir la recherche en sciences humaines et sociales au Maghreb et à développer les échanges entre les chercheurs et institutions du Maghreb et leurs partenaires français dans une logique de réseaux, comporte plusieurs équipes qui s’intéressent à des objets différents. Le programme dans lequel s’est inscrit l’élaboration de cette anthologie est initié par un ensemble de chercheurs amazighophones établis en France, au Maroc et en Algérie. Piloté par Tassadit Yacine de l’EHESS, il porte sur les productions culturelles dans les sociétés amazighes. Il comporte trois composantes : une enquête sur les productions culturelles, la mise en ligne d’un dictionnaire électronique et la constitution d’un réseau sur la mémoire et l’affirmation identitaire. C’est dans le cadre de la première composante que s’inscrit cette anthologie. En fait, lors des premières rencontres du programme, il nous a été confié, Monsieur Ali Amahan et moi-même, de coordonner le projet de la réalisation d’une anthologie des productions écrites aussi bien ancienne que moderne et d’assurer sa partie marocaine. Initié dans ce contexte particulier, nous avons jugé par la suite opportun de continuer le travail, de limiter le projet de l’anthologie à la tradition manuscrite au Maroc sans l’élargir à la production littéraire actuelle et de l’enrichir par d’autres textes et indications historiques et biographiques susceptibles de situer la pratique dans son contexte social et de fournir des éléments pour comprendre ses conditions de possibilité et son ancrage historique dans les sociétés amazighes marocaines.

  • Sur quelles bases / critères s’est effectuée la collecte des textes ?

L’objet assigné à ce travail est de parvenir à rendre visible la tradition manuscrite en amazighe et de mettre en évidence sa richesse, sa diversité et son ancrage historique. C’est pourquoi, l’anthologie a fondé le choix des textes sur la diversité des thèmes abordés articulé à la variété des auteurs et des genres ainsi que le rayonnement régional de cette tradition et sa permanence depuis au moins le XVIe siècle. Tout en veillant ainsi  à ce que les textes choisis émanent d’un grand nombre d’auteurs et qu’ils couvrent les périodes historiques concernées par cette tradition, nous avons estimé nécessaire qu’ils donnent une idée sur la manière avec laquelle les auteurs initient leur travail, déclinent leur identité, exposent les motivations qui sont à l’origine de leur composition, en plus de la présentation des thèmes dominants (champ religieux, champ mystique, champ social…) et de la variété des genres expérimentés (texte versifié, prose, traduction, commentaire, lettre…). Ces textes sont par ailleurs extraits d’un ensemble de manuscrits, repérés dans des bibliothèques privées (Amahan) ou publiques (Fonds Roux à la Médiathèque de la MMSH, Aix-en-Provence, Bibliothèque Nationale du Royaume du Maroc à Rabat et la Bibliothèque Nationale de France à Paris).

Nous avons choisi de nombreux extraits pour l’intérêt qu’ils présentent. Nous les avons reproduits et organisés sur une base thématique, accompagnés d’une traduction littérale qui cherche plus à rendre compte du thème, de certaines caractéristiques stylistiques et des matériaux dont se servent les auteurs. Les extraits sont tirés de textes publiés ou inédits, leurs auteurs sont parfois connus ou anonymes. Aussi, nous avons pris en considération les périodes historiques de leur réalisation pour mettre en évidence la permanence de ces écrits et leur adaptation aux différents contextes d’usage.

  • Quels genres de textes composent cette anthologie ? A qui appartiennent-ils ? Et à quelle période remontent ces documents ?

La majorité des textes présentés dans cette anthologie appartient au genre de production désigné par les différents auteurs par lmazɣi, amaziɣ, lmazɣiyyi… Ces textes produits notamment au sein des zaouïas se présentent souvent sous forme de texte versifié, bien qu’il existe des textes en prose. Ils sont écrits en alphabet arabe aménagé, et leur écriture n’obéit à aucune règle orthographique. Leur organisation matérielle varie d’un texte à l’autre, mais présente des traits communs. L’auteur entame souvent son œuvre par des formules introductives en arabe, décline son identité et l’objet de son œuvre. Il organise le texte en chapitres répartis selon des thèmes. A la fin du texte, il signale parfois la date de la composition et les formules habituelles de clôture. Dans certaines copies, la date et le nom du copiste sont mentionnés. Ces textes traitent des règles de la religion (obligations rituelles, principes du droit, l’unicité divine ttuid, vie et traditions du Prophète…), du champ mystique (éloges, règles et prières des voies confrériques…) et de l’eschatologie (description des terreurs de l’au-delà, plaisirs du paradis…). Certains, désignés par nnsaht/conseil ou lmaw3idha/exhortation dénoncent quelques pratiques sociales et rituelles considérées comme des hérésies blâmables et inacceptables et exhortent, essentiellement les femmes, à obéir à la loi. Il importe de souligner ici que la majorité des auteurs qui se sont employés à élaborer ce genre de textes au XIXe siècle sont affiliés à la zaouïa de Timguicht, une succursale de la zaouia Naciria de Tamegrout, engagée dans une forme de prédication intransigeante conte les hérésies.

Ali Amahan reçoit le Prix Honoroifique de la Culture Amazighe

Certains textes débordent la thématique dominante et traitent d’autres sujets comme l’astrologie/astronomie, la médecine, la divination et l’alchimie sans oublier les lexiques bilingues. Certains textes sont consacrés à un seul domaine (religion) tel ‘‘nnsaht/conseil’’ d’Awzal, qui est un poème d’éloge à son maître éducateur, Benasr patron de Tamegrout, d’autres traitent de différents thèmes, tel al Mazghi d’Aznag. Il s’agit de traductions d’œuvres maîtresses écrites en arabe comme l’abrégé de Khalil ou al-amir al misri, ou encore de textes d’auteurs fondés sur les connaissances acquises et qui renvoient parfois aux références connues dans les milieux socio-culturels locaux. Comme il a été déjà souligné et dans un souci de montrer la permanence de cette tradition et son adaptation aux différents contextes, l’anthologie a choisi certains extraits des usages de l’écriture amazighe dans le contexte colonial comme instrument de collecte et de constitution des savoirs sur les sociétés amazighes et dans le cadre de sa mobilisation dans les processus de construction identitaire dans le Maroc postindépendance.

Cela dit, et en dehors d’un fragment du « vieux berbère », tous les textes présentés sont produits entre le XVIe siècle et le XXe siècle. Et si on excepte les textes écrits dans le contexte colonial et postcolonial, déterminés par d’autres motivations, ils sont l’œuvre de fondateurs, de successeurs ou des disciples des principales zaouïas qui ont marqué l’histoire de la région.

  • Quels intérêts présentent-ils ? Et que pourrait être l’apport de ce travail dans le contexte de la recherche dans ce domaine ?

Ce travail est abord une contribution documentaire. Il met à la portée des chercheurs et des personnes qui s’intéressent à l’histoire des actes d’écriture en amazighe un ensemble d’extraits qui témoignent de la présence de traces écrites dans la culture amazighe et renseignent sur l’identité de leurs auteurs, sur les thèmes et les formes de communication établie pour transmettre ce qui motive leur action. Il fournit aussi des informations bibliographiques sur les textes publiés et les études, monographiques et analytiques, consacrées à cette tradition. Cette anthologie constitue dans ce sens un document de travail et comble une lacune, car elle complète et enrichit l’effort soutenu ces dernières années dans le domaine de l’édition des manuscrits. Au-delà, l’anthologie expose d’une manière sommaire les traits caractéristiques des textes produits, présente les profils des auteurs, les motivations avancées et rappelle les principaux types des savoirs qu’ils transmettent. Elle peut apporter en un sens des éléments pour la connaissance de cette production et de ses usages historiques circonstanciés. Elle offre ainsi un nombre d’éléments, même s’ils ne sont pas ordonnés et articulés compte tenu de la nature d’une anthologie, qui permettraient de formuler des hypothèses sur les conditions de production, les milieux de circulation, les types ou les genres dominants, les savoirs transmis, les auteurs et comment ces derniers se représentent le fait d’écrire dans leur langue maternelle. Ces éléments peuvent, s’ils sont bien situés et analysés, guider les réflexions vers la situation des actes de l’écriture dans leur contexte de production et pourquoi pas dans l’ensemble de la vie sociale et explorer les voies qui paraissent intéressantes pour comprendre le rapport à l’écrit dans les sociétés amazighes.

  • Votre dernier mot.

Si ma mémoire est bonne, l’une des remarques formulées par Arsène Roux, face aux jugements sévères portés sur les manuscrits en amazighe, souligne que la littérature écrite est moins pauvre qu’on ne l’avait cru et qu’elle offre à l’historien et au sociologue un intérêt certain. Cette anthologie est une preuve de la richesse de cette production et de l’intérêt qu’elle présente pour l’étude des sociétés amazighes. Les textes présentés ne sont qu’une sélection, ils ne couvrent pas tous les genres et ne citent pas pour autant tous les auteurs. Il reste encore beaucoup à faire aussi bien dans le domaine de l’exhumation des documents que dans l’analyse des processus historiques de leur réalisation et leur signification sociale et politique.  Au-delà de la valeur documentaire de ces actes d’écriture, il est certain que leur étude peur aider à mettre en évidence certains aspects de l’histoire, des mécanismes et des représentations qui sont au fondement des sociétés amazighes.

Propos recueilli par : Moha Moukhlis

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