Entretien avec M. Hammou Belghazi

Tiggurma/Sainteté. Pratiques cultuelles et représentations culturelles est le titre d’un excellent ouvrage collectif, récemment publié par le Centre des Etudes Anthropologique et Sociologique de l’IRCAM. Nous le devons à des chercheurs chevronnés, en l’occurrence MM. El Khatir Aboulkacem, Hammou Belghazi, Mohamed Oubenal et Mbark Wanaim. Une publication qui analyse avec rigueur une « notion-réseau » ou un « concept-carrefour » qui constitue un des éléments-clés pour comprendre notre société dans certains de ses aspects et/ou dimensions. Pour nous en parler davantage, nous avons posé quelques questions à H. Belghazi, chercheur en sociologie.

Propos recueillis par : Moha Moukhlis

« Bon nombre de Marocains amazighophones et arabophones s’adonnent encore au culte des saints »

« De tous les pays musulmans, avait dit feu Paul Pascon en 1985, le Maroc passe pour honorer le plus grand nombre de saints ». 

  1. Pour commencer, un mot sur la genèse de l’ouvrage.

Les auteurs de ce nouvel ouvrage, au terme de leur travail d’écriture (rédaction), procèdent à l’échange entre eux des textes du tapuscrit issu de leurs recherches conjointes pour lecture ou relecture et correction. Une telle pratique, devenue une tradition depuis des années, nous permet non seulement d’ajuster et d’améliorer nos écrits respectifs, mais aussi de faire émerger quelque thématique pour un futur plan d’action de notre Centre. L’idée de consacrer une étude au phénomène de la sainteté a vu le jour au cours de la préparation à l’édition du livre : Créativité féminine en milieux amazighs (Actes de journées d’études), paru en 2022 (Publications de l’IRCAM). Plus précisément, elle s’est dégagée durant une discussion ‒ entre M. Wanaim et moi-même ‒ autour de sa contribution : « Esprit créatif des guérisseuses dans l’Anti-Atlas occidental », et surtout sur le rapport de celles-ci au culte des saints. L’idée d’aborder le thème de la sainteté fut ensuite proposée dans une réunion du Centre à nos deux autres collègues : El. Aboulkacem et M. Oubenal. Elle y a été amplement discutée puis adoptée. Voilà en somme les circonstances de la délimitation de « Tiggurma/Sainteté » en tant qu’objet de recherche.

  1. Comment peut-on définir tiggurma (sainteté) ?

Lorsqu’on ouvre, à la page 619, le Dictionnaire général de la langue amazighe, dû aux chercheurs du Centre de l’Aménagement Linguistique de notre Institut, on peut lire : « tiggurma var. tigurrmt : fait d’être descendant d’un saint/Intisab ila wali salih ; soufisme, doctrine mystique islamique/Sufiya، Tsawwuf ». Mais, pour reprendre le propos de Pierre Bourdieu, « la grammaire ne définit que très partiellement le sens ». Effectivement, le terme « tiggurma » (sainteté), pris sous l’angle des sciences sociales (ethnologie, anthropologie, histoire et sociologie), renvoie/s’applique à une réalité aussi complexe que compliquée, dont le contenu déborde le cadre de la définition lexicographique précitée. En sciences sociales, tiggurma désigne un ensemble de faits ‒ matériels et immatériels ‒ liés au sacré par opposition au profane tels que la condition du saint (sacralité, statut, rôles…), les lieux du culte (sanctuaires, grottes, sources…), les pratiques (pèlerinage, prière, offrande…), les croyances (adhésion totale à des idées sans argument rationnel ou empirique), etc.

Qui dit tiggurma (sainteté) dit agurram (saint) ou tagurramt (sainte). En référence aux savoirs locaux, « tout saint est doté de vertus morales contenant un fragment d’énergie divine » qu’on appelle البركة (la baraka) : une sorte de pouvoir surnaturel. Un pouvoir dont le Créateur investit certaines de ses créatures : les élus. Ceux-ci sont généralement rangés dans trois groupes : les descendants d’al el-beyt آل البيت (gens de la maison ou de la famille du prophète Mohammad), les individus versant leurs efforts et activités dans le droit chemin (pieux détenteurs du savoir religieux) et les êtres simples d’esprit (buhala) ou absorbés dans l’extase mystique (mejadib). Toutefois, la baraka n’est pas inhérente à toute personne simple d’esprit, à tout être appartenant à la lignée du Prophète ou à tout individu détenteur du savoir religieux. Encore faut-il, pour en bénéficier, faire éclater la preuve du pouvoir accordé par Dieu en réalisant des prodiges ou des « miracles ».

Le mot « saint » se conjugue aussi au féminin. Il est des femmes qui sont vénérées autant, sinon plus que les hommes. L’une des plus célèbres saintes se nomme Lalla Taâllat, patronne d’une grande fête votive du même nom. Célébrée annuellement au mois de mars, cette foire patronale abrite la principale rencontre régionale des tolba (maîtres d’école coranique). Elle se tient à proximité du sanctuaire de la sainte qui se trouve dans la commune rurale de Tasgdelt (province de Chtouka-Ait Baha), à 60 km au sud-est d’Agadir. Au fait, les femmes saintes (tigurramin), chez certains groupes ethniques de l’Anti-Atlas, sont plus entreprenantes que les hommes pour ce qui est de la diffusion des doctrines islamiques et de la pratique de la médecine traditionnelle. Et pour cause : elles sont des lettrées, une élite, vivant parmi une population en majorité analphabète. Leur apprentissage est dispensé par une tagurramt ; il revêt un caractère ésotérique et se transmet de la mère à la fille ou de la belle-mère à la belle-fille.

L’exemple de Lalla Taâllat, en raison de la position prépondérante qu’elle occupe dans la structure hiérarchique de la religion et de la sainteté, donne sans doute à réfléchir sur l’autorité qu’une femme peut avoir sur les hommes en général et les porteurs du savoir religieux en particulier : les tolba. Ce cas d’ascendance féminine, qui est d’ailleurs loin d’être unique ou isolé, va à l’encontre des théories qui classent les milieux sociaux amazighs parmi les sociétés patriarcales où l’homme monopolise le pouvoir et impose les règles.

  1. Quelle est la valeur ajoutée de l’ouvrage ?

Notre ouvrage n’est pas le premier du genre au Maroc. Le phénomène de tiggurma, étudié totalement ou partiellement, fait partie des faits sociaux qui ont fait couler beaucoup d’encre. Moult publications lui ont été consacrées avant, pendant et après la colonisation. On les doit à des auteurs issus de divers champs disciplinaires comme E. Doutté, Ch. de Foucauld, É. Montet… (période précoloniale), H. Basset, J. Berque, É. Dermenghem… (période coloniale), E. Gellner, R. Jamous, El. Id Karroum, A. Mana, P. Pascon, H. Rachik… (période postcoloniale). La bibliographie relative au culte des saints ne manque pas ; elle est même abondante. Ce qui en revanche manque à la totalité des textes consultés, c’est en fait une démarche de recherche adaptée à la nature des réalités sociétales au niveau régional ; une démarche semblable à la méthode utilisée dans cette nouvelle publication et qui en constitue l’un des apports majeurs. Il s’agit de la combinaison de trois éléments d’une importance capitale : le savoir local, le nous méthodologique et le positionnement épistémologique.

Le savoir local est la connaissance des faits et dits en cours dans un environnement sociétal immédiat, acquise par l’observation, l’expérience et/ou la transmission autant verticale qu’horizontale. Il se traduit dans/par l’information orale, c’est-à-dire l’ensemble des renseignements fournis par les personnes interrogées pendant un entretien élaboré ou une discussion libre, opérés au cours d’un travail de terrain. Ce type de renseignements est partie intégrante de la tradition orale. L’information orale, source de données nécessaires pour embrasser et déchiffrer les réalités locales, contient une matière riche qui a fourni des occasions pour ouvrir des voies d’analyse afin d’identifier puis déconstruire des idées sans fondements ou des raisonnements erronés. Les entretiens recueillis sont fructueux, vu qu’ils se sont déroulés dans un contexte où le rapport enquêteur-enquêté repose sur une technique d’enquête que je dénomme le « nous méthodologique ».

En termes de méthodologie, le « nous » désigne l’enquêteur associé aux enquêtés de son terrain par la relation d’appartenance au milieu étudié. Ce « nous » a le sens non pas de « je », mais de « je » plus « il-s » et/ou « elle-s ». Aussi diffère-t-il radicalement du sens de la technique ou stratégie appelée « le « je » méthodologique », que des chercheurs français utilisent de plus en plus en sociologie et en anthropologie. Dans ces disciplines, l’usage de la première personne du singulier : le « je » (personnel, subjectif), est introduit en tant que marque de respect de l’enquêteur envers les personnes impliquées dans l’enquête. Cela dit, le nous méthodologique prend également appui sur la connaissance apprise à travers l’expérience vécue (celle du chercheur) ; une expérience personnelle où se trouve une part des expériences vécues par les générations respectives de ses parents et grands-parents. A chacun des auteurs de Tiggurma/Sainteté, l’expérience vécue (la sienne) a permis d’atteindre un double objectif : d’une part, la mise en place rapide d’une relation de confiance avec ses informateurs (condition sine qua non pour la collecte d’un maximum d’informations) ; de l’autre, la réduction ou la disparition du système de défense que l’enquêté a souvent tendance à afficher. Ce genre d’expérience s’est avéré être un excellent auxiliaire pour la démarche d’investigation du chercheur qui étudie sa propre culture et, en particulier, un appui solide pour le nous méthodologique.

Néanmoins, le nous méthodologique en tant que technique de recherche et le savoir local comme source d’informations n’ont pu gagner en fiabilité et efficacité qu’en présence d’un troisième élément : le positionnement épistémologique au sens bachelardien du terme. C’est-à-dire la position objective et objectivante du chercheur à l’égard de la pertinence ou de l’impertinence des sources écrites et des informations orales mobilisées pour l’étude du phénomène de tiggurma. Autrement dit, ce positionnement a permis d’inscrire la recherche aussi bien dans l’action continue d’un contrôle ferme des données issues du savoir populaire que dans la logique d’une incessante remise en question qui intervient à deux niveaux fondamentaux : celui des concepts et modèles théoriques avérés ou jugés inapplicables au construit sociétal local et celui des interprétations simplistes itératives, déformatrices ou réductrices des réalités de ce même construit sociétal. Il s’ensuit que les quatre chapitres composant Tiggurma/Sainteté sont inscrits dans une perspective scientifique qui vise à appréhender, comprendre et expliquer le substrat cultuel de la sainteté.

Le chapitre 1 s’intéresse en général au rapport sainteté-production culturelle et en particulier à une pratique caractéristique du Sud marocain : l’acrobatie, parue dans la zaouïa de Sidi Hmad u Moussa. Son auteur, El. Aboulkacem, pense l’activité acrobatique comme un produit de l’action du maraboutisme et la considère comme un moyen servant à certains descendants de ce saint de tirer profit de son capital symbolique, en l’occurrence ceux écartés du monopole qu’exercent les lignages dominants sur la gestion des biens et des paradigmes maraboutiques.

Dans le chapitre 2, H. Belghazi fait de la baraka (« objet idéel » censé être la force motrice de la sainteté et la valeur intrinsèque du saint) une donnée cardinale pour analyser le rapport des Zemmour au culte des saints. Ce qui lui a permis d’expliciter, d’abord, les différents lieux d’ancrage du rapport en question et, ensuite, les brèches qui y sont produites et ont peu à peu engendré un sérieux désengagement pratico-spirituel en la matière, qu’il convient de nommer « décrochage cultuel ».

Le chapitre 3, signé M. Oubenal, porte sur la dynamique socio-économique des sanctuaires et medersa de la région d’Ait Baha. Il met en pleine lumière l’importance du rôle social de la zaouïa de Tizi n’Lawliya (tribu de Tidli) et le phénomène dynamique que l’auteur qualifie de « processus de sanctification ». C’est-à-dire l’ensemble des actes, actions et activités qui permet à des savants locaux de devenir des igurramen (saints) craints et respectés par les habitants.

Quant au chapitre 4, dû à M. Wanaim, il concerne l’univers de la sainteté dans l’Anti-Atlas occidental. Y sont traités l’histoire des sanctuaires emblématiques érigés en hauts lieux de culte et les rituels qui leur sont liés. L’auteur se penche aussi sur l’évolution de ces centres cultuels et sur leur contribution à la formation des perceptions collectives. Et ce, à travers des dynamiques de socialisation qui se perpétuent dans le système pratico-représentationnel des individus et des groupes.

  1. Qu’en est-il aujourd’hui du culte des saints ?

« De tous les pays musulmans, avait dit feu Paul Pascon en 1985, le Maroc passe pour honorer le plus grand nombre de saints. » Ces paroles sont toujours d’actualité. En effet, bon nombre de Marocains ‒ amazighophones et arabophones ‒ s’adonnent encore au culte des saints. Depuis quelques années, on assiste sur ce terrain à une double action de l’Etat : l’encadrement plus renforcé du champ religieux et le soutien non négligeable aux confréries traditionnelles versées dans la religion et/ou la mystique. Il s’agit là d’une remise en valeur symbolique de l’islam confrérique et de ses responsables : les saints et les saintes. Ce qui a, en milieux amazighs, notamment dans le Sud, incité des communautés locales à réactiver leurs institutions religieuses ou mystico-religieuses destinées à remplir diverses fonctions, y compris les fonctions culturelles. Cependant, la revalorisation de ces institutions et leur réactivation ne doivent pas voiler les deux fractures survenues dans l’ossature du culte des saints : la détérioration des sanctuaires et la diminution des offrandes. De telles fractures sont facilement observables dans les endroits étudiés, notamment chez des Zemmour.

Première fracture : sur onze sanctuaires visités (observés) dans la région des Zemmour, en 2022, sept sont négligés, abandonnés ou détruits. Les gens habitant dans leurs environs immédiats ont pointé du doigt trois catégories de profanateurs : les chercheurs de trésors, les jeunes délinquants et les militants islamistes (mouvance wahhabite). Les informations recueillies à ce sujet ont été en partie contredites, infirmées par l’observation directe ou par l’analyse de l’ensemble des données récoltées sur le terrain.

Seconde fracture : en milieu rural Zemmour, la pratique des rites agraires, et plus particulièrement de l’offrande (aumône, dime…), a reculé de manière remarquable. Ce recul s’explique en grande partie par un fait double : d’un côté, l’apparition et le développement de nouvelles idées destinées à la remise en cause du culte des saints, donc d’un aspect des représentations sociales ancestrales ; de l’autre, la réaction des ruraux contre les abus de certains individus qui se réclament de la lignée du Prophète ou d’un saint (agurram). Serait-on en train de mettre de l’ordre dans la sphère du sacré, d’en désacraliser une partie ? Si j’en juge par le recul actuel de l’offrande cultuelle, tout porte à le croire.

  1. Votre dernier mot.

Pour un chercheur en sociologie, il est bien difficile de parler d’un fait social ‒ ici, la dégradation des sanctuaires et la diminution de l’aumône ‒ sans, au moins, évoquer des exemples similaires tels que l’abandon des cimetières et le délabrement des tombes. Le phénomène de dégradation ne se limite pas au domaine des monuments sacrés. Chacun peut l’observer dans d’autres secteurs : écoles, hôpitaux, édifices administratifs, routes, etc. Pour pouvoir remédier à ces problème ou dysfonctionnements, qui sont loin d’être conjoncturels, il faut non seulement comprendre et expliquer leurs tenants et aboutissants, mais aussi et surtout avoir la volonté politique et engager les moyens financiers.

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