La Moudawwana: entre ijtihad et sécularisation 

Par: Abdessamad Dialmy

Nombreux sont mes lecteur(e)s qui me demandent pourquoi je m’éreinte à passer par la voie de l’ijtihad pour réformer la Moudawwana, à vouloir réformer l’ijtihad lui-même en travaillant depuis 2000 à élaborer de nouvelles règles de l’ijtihad pour que cesse le sexisme juridique discriminatoire. Connaissant mon sécularisme, ils/elles critiquent ma voie pro-ijtihadiste et me demandent d’être simplement séculariste en revendiquant un code de la famille séculier, civil et civique, égalitariste déconnecté de la Shari’a et de l’islam. Cette voie-là, séculière, je l’ai toujours défendue et la défends toujours en tant qu’intellectuel féministe engagé. Mais en tant que sociologue, j’affirme qu’elle est une thèse insoutenable parce que l’analyse sociologique (du pouvoir et de la société) démontre sa faiblesse et son irrecevabilité actuelles.

En effet, aucun parti politique qui participe au jeu démocratique ne revendique la sécularisation de la Moudawwana, et cela même si son orientation idéologique est de gauche, à l’image de l’USFP et du PPS. De même, aucune association féministe crédible ne revendique de séculariser la Moudawwana, à l’image de l’UAF, l’ADFM, Joussour et la FLDF. Celles-ci ont même laissé tomber la revendication de l’égalité entre le frère et la sœur en matière d’héritage. Ce faisant, elles acceptent le caractère dit catégorique ininterprétable du verset coranique « Allah vous recommande quant à vos enfants, au mâle la part de deux femelles». Au sujet de ce verset, partis politiques, associations féministes et majorité démographique se rejoignent pour affirmer sa sacralité, son intouchabilité.

Qui donc défendra la thèse séculariste ? Derrière cette thèse, aucune association féministe, aucun parti politique d’envergure, aucun parlement, aucun gouvernement … Seule l’aile radicale d’un mouvement social amazigh le fait en référence à un passé tribal qui parle d’un droit coutumier qui aurait accordé à la femme berbère un statut meilleur que celui que l’islam accorde à la femme. Mais ce mouvement n’intervient pas de manière directe pour réclamer la sécularisation de la Moudawwana. Car de manière générale, toute institution, organisation ou association qui défend la sécularisation de la Moudawwana serait accusée, à tort, d’apostasie par la majorité démographique islamo-patriarcale. C’est cette majorité-là qui constitue en fait une majorité politique informelle méta-partisane qui freine de tout son poids toute velléité sécularisation de la Moudawwana. Et qui impose la seule voie de l’ijtihad comme mode de réforme.

Bien entendu, j’ai défendu en 2000 la sécularisation de la Moudawwana dans mon article « Vers un islam séculariste ». Et j’avais même défini clairement ce que j’entends par la sécularisation au Maroc : 1) l’islam est la religion d’état du Maroc, 2) le Roi est aussi Commandeur des croyants, 3) aucune loi du Royaume du Maroc ne fait référence à une religion, 4) le système scolaire public marocain est religieusement neutre dans le sens où sa mission n’est pas de produire le croyant, mais de construire le citoyen, un citoyen libre d’endosser la religion de sa famille ou de son choix, voire de ne pas avoir de religion du tout.

Bien entendu, la récente fatwa du « Conseil Supérieur des Ouléma » (favorable à l’héritage par agnatisation et défavorable à l’usage du test ADN et à l’héritage entre Musulmans et non-Musulmans) montre de par ce contenu qu’on est très loin d’un ijtihad antidiscriminatoire. Et de par sa forme, qu’on est encore plus loin de la sécularisation de la Moudawwana car elle émane d’un CSO érigé en juge suprême seul habilité à définir le halal et le haram, c’est à dire ce qui doit être religieusement au fondement de la loi, de la Moudawwana en l’occurrence. Cette promotion juridique du CSO suffit pour signifier aux sécularistes que, pour le Roi, la sécularisation de la Moudawwana est un hors-sujet.

Par conséquent, l’option la moins irréaliste est de révolutionner le fiqh en lui fournissant des règles actualisées et rationnelles pour un ijtihad adéquat, sans frontières, antidiscriminatoire, anti-patriarcal. Un ijtihad rénové serait, actuellement, la solution à l’impasse de l’ijtihad actuel (et de la sécularisation).

En fait, les impasses de l’ijtihad actuel (insuffisant) et de la sécularisation (exclue) ont la même signification sociologique. Tous deux traduisent une volonté masculiniste hégémonique de préserver le pouvoir masculin dans l’espace familial privé. Car ce pouvoir est de plus en plus érodé dans l’espace public (enseignement, emploi, associations, institutions…) parce que des femmes de plus en plus nombreuses ont acquis des parcelles de savoir, d’avoir et de pouvoir. Cette promotion de la femme est dû à la sécularisation de l’ensemble des lois qui organisent l’espace public et qui prônent l’égalité hommes/femmes. Du coup la famille, en tant qu’espace privé, devient par excellence le bastion de résistance de la Shari’a et d’une masculinité habituée à des privilèges et à des pouvoirs (consacrés par/dans la Moudawwana). Peu importe aux hommes que la famille soit devenue nucléaire, un noyau formé d’un électron et d’un neutron différents certes, mais égaux. Malgré cette nouvelle structure égalitaire de la famille, les hommes continuent de vouloir la gérer sur un mode patriarcal inégalitaire. En d’autres termes, pour un pouvoir encore largement masculin, la Moudawwana doit continuer à servir l’hégémonie masculine. Les hommes tiennent à la Moudawwana telle qu’elle est et refusent tout ijtihad ou toute sécularisation qui supprimerait leur hégémonie de manière totale. Pour eux, famille et code de la famille/Moudawwana doivent rester l’arme ultime pour continuer de dominer les femmes. De plus, ce masculinisme est majoritaire dans le sens où il englobe la majorité des hommes et des femmes. En effet, la majorité de femmes aussi adhère à l’idéologie masculiniste systémique sans avoir conscience qu’elle dessert leurs intérêts spécifiques de femmes. Leur conscience est fausse, aliénée, du fait que l’idéologie masculiniste réussit et résiste parce qu’elle persuade également ses victimes, les femmes en l’occurence, de son « bien-fondé » patriarcal tel qu’il est islamisé dans la littéralité du Coran/hadith et tel qu’il quasi-sacralisé dans sa traduction juridique, la Moudawwana.

Certes, il ne faut pas s’attendre à ce qu’il y ait une prise de conscience féministe spontanée à court terme. L’ijtihad en matière de textes sacrés dits catégoriques (que je prône depuis 1998 en attendant la sécularisation pour avoir des lois familiales non discriminatoires), est actuellement le seul moteur disponible pour qu’hommes et femmes se réveillent de leur sommeil patriarcal et prennent conscience de leur aliénation mutuelle et partagée. Certes, la loi n’est pas suffisante pour venir à bout d’un système islamo-patriarcal millénaire, mais c’est un premier pas nécessaire fondamental, fondateur d’une nouvelle masculinité et d’une nouvelle féminité.

En conclusion, j’affirme que la sécularisation de la Moudawwana est, en dernière analyse, une décision politique dont les conditions de possibilités (sociales, idéologiques et politiques) sont loin d’être réunies. Cela ne l’empêche pas de rester une revendication intellectuelle et/ou militante vivante. En même temps, il n’est pas paradoxal de demander au CSO lui-même d’accepter que la Moudawwana soit sécularisée au nom d’un islam séculier à définir principalement comme religion/spiritualité (foi, prière et jeûne) et à retirer de l’organisation de la famille et de la société, c’est à dire des Mouamalate (contrats). De même, il n’est pas irréaliste de demander au Commandeur des Croyants la désactivation (تعطيل) ou l’enchaînement (تقييد) de l’impact de certains versets/hadiths discriminatoires sur la Moudawwana afin que le Roi puisse mener à terme son projet de réforme féministe lancé en 2022 (à saluer) sans entrave ?

Rédigé le 8 mars 2025, à l’occasion de la journée de l’égalité femmes/hommes.

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