Les Berbères et leur contribution à l’élaboration des cultures méditerranéennes

Par: Mohamed CHAFIK*
Par: Mohamed CHAFIK*

Les Berbères, ne se sont jamais désignés eux-mêmes par ce nom. Jusqu’au début du XIXe siècle les Européens, en général, utilisaient, pour parler de l’Afrique du Nord, le vocable Barbaria, hérité de l’Église catholique dont on connaît le conservatisme langagier. En français, la forme Berbère avait déjà commencé à se substituer à la forme Barbare vers la fin du XXIIe siècle, sous l’influence de l’arabe nord-africain. En cette dernière langue on prononçait en effet Braber. C’est de là aussi que semble venir la forme Berbero, commune à l’espagnol et à l’italien.

Mais que s’est-il passé pour que, de tous les peuples anciens, du nord et du sud du bassin méditerranéen, seuls les Nord-Africains ont continué à être, en quelque sorte, considérés comme barbares ?… Il s’est passé qu’au VIe siècle de l’ère chrétienne les envahisseurs arabes de ce qu’on nomme actuellement le Maghreb ont emprunté le terme Barbarus aux Byzantins, lesquels Byzantins nous regardaient comme étant leurs ennemis du double point de vue politique et religieux. Aucun Berbère, pourtant, n’a jamais senti vivre en lui la moindre once de barbarie, puisque chacun de nous s’est toujours vu comme étant un Amazighe, c’est-à-dire, étymologiquement, un homme libre et noble à la fois. Ensemble, nous autres vos invités, nous sommes des Imazighen. Notre langue est tamazight. Ce sont les anciens Grecs qui ont créé dans leur langue le mot barbaros pour désigner tous les autres peuples, y compris les Romains, où ils ne voyaient que des êtres frustes et mal dégrossis. Mais les Grecs n’auraient pas imaginé que ce qualificatif put échoir en héritage non revendiqué aux descendants d’un peuple à l’égard duquel les animait, comme nous le verrons, une sorte de piété presque filiale. Et, ainsi, ce sera de manière indifférente que j’utiliserai dans mon exposé comme nom ou comme adjectif, tantôt le mot amazighe, ou son pluriel Imazighen, tantôt le mot berbère, dont le pluriel ne diffère du singulier que par l’orthographe.

Mais, avant de parler des Berbères des temps anciens, peut-être conviendrait-il de situer d’abord dans l’espace ceux du temps présent, ceux qui sont en principe représentés ici, aujourd’hui. Et là, disons-le tout de suite, on ne peut que reconnaître la douloureuse réalité du fractionnement géographique du monde amazighe. La principale cause de ce fractionnement est d’ordre historique: agissant sur les âmes au plus profond, L’islam a entraîné l’arabisation de pans entiers de la société berbère, et amené des générations successives d’Amazighs à se sentir, à se dire, et souvent à se vouloir arabes contre vents et marées. Ce fractionnement est dû ensuite au fait que le colonialisme français a tracé au cordeau la plupart des frontières des États africains riverains du Sahara, sans le moindre égard pour les différences ethniques. De cela, il a résulté que les berbérophones sont de plusieurs nationalités. Ils sont principalement Marocains et Algériens, mais aussi Libyens, Tunisiens, Mauritaniens, Maliens, Nigériens, Burkinabés, ou même Tchadiens. (Abrous et Claudot-Hawad). Et, comme l’émigration vers d’autres continents a joué son rôle, il existe actuellement une importante diaspora amazighe numériquement bien implantée, en Espagne, en France, aux Pays-Bas, en Allemagne, et en Belgique, et de plus en plus attirée par le Canada et les États-Unis d’Amérique. A l’intérieur même de chacun des pays d’origine, la berbérité, en tant que fait linguistique, ne fait pas forcément un bloc du point de vue de l’étendue géographique, sauf au Maroc où elle barre la quasi-totalité du territoire national, du Nord-Est au Sud-Ouest, en une diagonale plus ou moins large selon les régions, puis en Algérie, au Mali et au Niger où elle occupe des zones séparées certes les unes des autres, naturellement ou artificiellement, mais suffisamment vastes pour se sentir aptes à pleinement s’affirmer en tant qu’identité ethnique. Il s’ajoute à cela qu’en Algérie et au Maroc, de nombreuses villes se berbérisent insensiblement d’année en année au plan démographique, sous l’effet de l’exode rural. Déjà ville kabyle à l’époque des Français, Alger l’est devenue davantage depuis 1962. À cette dernière date précisément, la population berbérophone de Casablanca a été estimée par un chercheur à près de 23% (Adam, I, p.273). Ce pourcentage n’a pu que croître. Mais, pour des raisons politiques faciles à deviner, au Maroc tout au moins, les nombreux recensements qui se sont succédé depuis 1960 passent systématiquement sous silence les chiffres concernant les langues pratiquées par les recensés. Ce qui n’empêche pas un phénomène, intéressant par sa nouveauté, de se produire de manière spectaculaire en zones rurales arabophones, où les éléments les mieux instruits de la population commencent à se réclamer d’origines amazighes, en s’appuyant sur des constatations d’ordre historique, linguistique, anthropologique et toponymique. C’est le cas des Ghiata de Tazaet des Jebala de Taounate, à titre d’exemple. Un pacte a même fait de cette question l’objet d’un recueil de vers où il exprime la joie d’avoir retrouvé ses racines (El-Méliani). Il est à noter que si cette prise de conscience a d’abord concerné des groupements berbères d’arabisation plus ou moins récente, elle n’a pas manqué de s’imposer assez rapidement à de petits échantillons de populations habituées, depuis longtemps, à s’enorgueillir et à toujours se prévaloir d’une ascendance censée être hors du commun. C’est peut-être là un effet du militantisme culturel amazigh.

Toujours est-il qu’en l’état actuel des choses, le morcellement géographique de l’élément berbérophone à travers l’immensité aux trois quarts désertiques du nord de l’Afrique, suggère à l’observateur non averti l’idée que l’amazighité ne peut être, ou même n’avoir été, que minoritaire, à telle enseigne qu’un universitaire moyen-oriental ne s’aperçoit pas de la bévue qu’il commet ainsi : balayant du revers de la main, sur une carte, une large zone désertique et totalement inhabitée, autour d’une oasis amazighophone marquée en jaune, il lance à la cantonade : “Mais voyez comme c’est vaste le domaine de la langue arabe !” Aussi est-il utile de signaler que c’est la toponymie qui rend le mieux compte de la vastitude du domaine historique amazigh et qui en indique les limites de façon suffisamment précise. Que ce soit au Maroc, en Algérie, en Mauritanie, au Mali et à une moindre échelle, en Libye, au Niger et en Tunisie, c’est grâce au berbère que les toponymistes procèdent au décryptage étymologique de la majorité des noms de lieux, de régions, de fleuves, de signes d’une désertification rampante, partie du centre du Sahara actuel avant même l’époque historique, et progressant irrésistiblement en direction du Nord. Il s’ajoute à cela un système orographique cloisonné.

Ce sont ces caractéristiques géographiques de la « Libye » qui ont façonné et le tempérament et l’histoire amazighs, et ont fait que, dans l’antiquité, il y a eu des Berbères des zones côtières et de leurs arrière-pays immédiats, et des Berbères de l’intérieur des terres, habitants sédentaires en minorité, seminomades ou nomades en majorité, évoluant dans les zones montagneuses, les plateaux semi-arides ou, dans le désert autour d’oasis enclavées. Pour des raisons évidentes, seuls les Imazighen des régions voisines ou relativement proches de la mer sont entrés en contact avec les peuples méditerranéens de l’Antiquité, les Grecs, les Phéniciens, les Romains et les Hébreux, en plus de leurs voisins, les Égyptiens, évidemment ; et seules leurs élites ont pu s’acculturer sérieusement. Les autres sont restés en réserve, si je puis dire, et ont ainsi pu sauvegarder la culture amazighe proprement dite. Cependant, les premiers partenaires historiques des Imazighen ont bien été leurs voisins les plus proches, c’est-à-dire les Égyptiens. Mais nous en parlerons en dernier, parce que les deux peuples semblent avoir eu beaucoup plus que de simples rapports de voisinage. Ce sont des Grecs qu’il sera d’abord question.

Après des frictions, ou même de courtes guerres dues au fait que des colons hellènes sont venus s’installer sur les côtes libyques, face à la Grèce, au IXe siècle av. J.C., il semble bien qu’un modus vivendi ait été assez vite trouvé entre les nouveaux venus et leurs hôtes berbères, dans l’ensemble des cinq cités, les fameuses Pentapolis, appelées à prospérer sur la rive sud de la Méditerranée pendant plus de quinze siècles, du IXe siècle av. J.C., jusqu’au VIe siècle de l’ère chrétienne. Écoutons le grand poète grec Callimaque (315-240 av. J.C.) chanter le bonheur de vivre dans la principale de ces cités, Cyrène (Kurênê), au IIIe siècle av. J.C. :

Grande fut la joie au cœur de Phoibos,
Quand venu le temps des fêtes Carnaiennes,
Les hommes d’Enyô, les porte-ceinturons,
Firent un chœur de danse parmi les blondes Libyennes.
Jamais Apollon ne vit chœur plus vraiment divin !
Jamais le dieu n’accorda tant à nulle cité qu’il fit à Cyrène !
(Callimaque, p. 228).

Et c’est ainsi que nous apprenons, au passage. Que les anciens Berbères étaient plutôt blonds, ceux du moins qui cohabitaient avec les Grecs de Cyrénaïque, au troisième siècles avant J.CH.

Mais ce qu’il y a de vraiment étonnant, et de paradoxal en apparence, c’est que les Grecs nourrissaient à l’égard des Berbères une profonde vénération. L’historien Hérodote (484-425 av. J.C.) les considérait comme le peuple du monde qui « jouit du meilleur état de santé »,  surclassant en ce domaine les Égyptiens et les Grecs eux-mêmes (Hérodote, L. II parag. 77 p. 199). « Le costume et l’égide qu’on voit en Grèce aux statues d’Athéna, ajoute-t-il, sont inspirés des vêtements des Libyennes. Atteler quatre chevaux est encore un usage passé des Libyens à la Grèce » (Hérobote, L. IV, parag. 189, p. 444). L’écrivain latin, Pline l’Ancien (23 – 79) nous signale que les Grecs attribuaient la fondation de Tanger (Tingi) au géant de leur mythologie Antaios (Antée) (Pline, L. V, parag. 2, p. 45), et que Grecs et Libyens de Cyrène allaient ensemble en pèlerinage au temple d’Aïnoun à Siwa (Pline, L.V, parag. 31, p.60 et commentaire p. 351). Athena la vierge, Athena la déesse guerrière protectrice d’Athènes, Athena la déesse de l’intelligence, est elle-même née en Libye au bord du lac Triton (Rossi, p. 82). Les Berbères Garamantes étaient des descendants du dieu Apollon lui-même, aux yeux des Hellènes (Gaffmt, p. 703). Platon, le philosophe, n’aurait jamais pu fonder son Academica, s’il n’avait été racheté et libéré par un Libyen, quand il a été fait prisonnier et vendu comme esclave (Rossi, p. 119). I1 est de notoriété historique, enfin, qu’Alexandre le Grand a dû parcourir 600 km de désert, avec toute son armée et sa suite, pour se faire sacrer roi d’Égypte par les prêtres d’Amon, en son temple de Siwa. Les habitants de Siwa continuent jusqu’au jour d’aujourd’hui à parler tamazight. Il y a lieu de penser, à partir de ces données, que les Grecs savaient pertinemment que leur civilisation était la fille de celle de l’Égypte et de la Libye. Les historiens français Jean Servier et Piene Rossi ont développé ce sujet, le premier en ce qui concerne les Berbères, et le second en ce qui a trait à l’influence de l’Égypte sur la Grèce. Je reviendrai tout à l’heure sur la question des liens entre Amazighes et Egyptiens, comme je l’ai déjà annoncé.

C’est aussi sur la rive libyenne de la Méditerrané que les Berbères ont cohabité, ou simplement voisiné avec ces autres marins commerçants qu’ont été les Phéniciens. Avec le consentement mielleusement extorqué aux autochtones, ces derniers sont parvenus à fonder de nombreux comptoirs sur les côtes nord-africaines, dont quelques unités sur les côtes atlantiques du Maroc. L’un de ces comptoirs, fondé en 814 av. J. C., est devenu au fil des siècles une riche et puissante cité marchande : Carthage, dont l’influence culturelle s’est exercée sur les Imazighen, jusqu’en 146 av. J. C., année de sa destruction par les Romains, et même au-delà de cette date. Tout un chacun sait par ailleurs que les Romains, maîtres de tout le bassin méditerranéen, ont colonisé progressivement les zones côtières de l’Afrique du Nord et une partie de leur arrière-pays, entre 146 av. J. C. et 430 ap. J. C. Les Byzantins, qui leur ont succédé, après un intermède d’un siècle environ durent se cantonner dans un petit nombre de ports méditerranéens. Puis vient l’invasion arabe, dotée d’une idéologie combative et fortement mouvante tant du point de vue eschatologique que du point de vue économique ; et c’est l’islamisation des Berbères, une islamisation qui a connu bien des péripéties, mais qui a pu malgré tout agir en profondeur, sur le long terme. De toutes ces vicissitudes de l’histoire, il a résulté que les élites amazighes se sont diversement acculturées, et ont richement contribué à l’élaboration des grandes cultures méditerranéennes.

Le premier phénomène qui a résulté de la cohabitation des Berbères avec d’autres peuples méditerranéens, c’est le bilinguisme, voire le trilinguisme. Il est permis de dire qu’en toute période historique, l’élite amazighe des zones pénétrées par les cultures étrangères a été au moins bilingue, avec les avantages, mais aussi les inconvénients que cela suppose. Le bilinguisme des meilleurs n’a-t-il pas été la cause directe d’une certaine stagnation de la langue amazighe?

En revanche, les Berbères peuvent s’attribuer le mérite d’avoir influencé la culture punique, puisque la déesse protectrice de Carthage, Tinnit, appartenait au panthéon amazighe. À en juger par ce que nous rapporte Silius Italicus (p. 8) sur la visite du jeune Hannibal à un temple carthaginois, les prêtresses de Tinnit étaient surtout des amazighes qui s’imposaient par leur fougue et leur verve. Pline (parag. 24, p. 5 6) et d’autres historiens anciens nous disent que les habitants de la région de Carthage, le Byzacium, et des villes côtières de Numidie étaient nommés Libyphéniciens. Ce sont justement ces Libyphéniciens qui ont fourni l’essentiel de l’équipage du fameux périple d’Hannon (Gsell, T.I, p. 478).

Signalons, pour finir, que l’historien Georges Marcy, dans l’introduction à sa thèse, invite les chercheurs à utiliser le berbère, langue vivante, pour décrypter le punique, langue morte, plutôt que de procéder inversement (Marcy, p. 16). Et, si nous n’avons aucune trace de productions amazighes en punique, c’est que “la civilisation punique n’a produit ni savants, ni poètes, ni penseurs ; du moins l’histoire n’en connaît pas” (Gsell, t. IV, p. 125). Des productions intellectuelles individuelles dues à l’esprit amazigh, en langue grecque, il nous reste les traces d’un ouvrage écrit par Juba II, en trois Iivres, intitulé “Libyca, dont la perte nous cause beaucoup de regrets” (Gsell, VIII, p. 262).

Mais c’est dans la production de Térence (v. 190-159 av. J. C) que le génie inventif amazigh en matière de créativité théâtrale se révéla le mieux. L’influence de Térence s’est exercée sur la production des dramaturges européens jusqu’au XVIe siècle (Brunel et Jouanny, p. 238). À cet écrivain féru d’hellénisme, mort à l’âge de trente ans, nous devons la fameuse sentence : “Je suis un homme; de ce qui est humain rien ne m’est donc étranger”. Il voulait dire par là, lui le jeune Africain fait prisonnier de guerre à l’âge de cinq ans et réduit en esclavage, que tous les hommes se valent. Mais bien avant Juba II et bien avant Térence, la simple littérature orale amazighe avait déjà produit des effets sur la pensée grecque. Aristote (384-322 av. J. C.) cite les fables libyennes comme étant un genre littéraire. Lisant cela, on apprend au passage que le poète tragique Eschyle (525-456 av. J. C.) s’était déjà inspiré de ces fables libyennes (Aristote, L II, p. l 04). On peut dire, en résumé, que l’intercompréhension entre Grecs et Berbères semble avoir été totale. Citons, entre autres preuves, le fait que le roi Massinissa était hellénisant et qu’il a tenu à s’entourer dans sa cour d’artistes et de musiciens hellènes. Les Athéniens de leur côté ont érigé une statue du roi écrivain Juba II, auprès d’une bibliothèque, au cœur même de leur cité. (Gsell, VIII, 251).

Il est difficile, par contre, de déterminer de façon précise les périodes antiques ou Berbère et Juifs ont commencé à cohabiter et à s’influencer les uns les autres. Traitant le sujet, S. Gsell a écrit ceci: “Nous devons mentionner encore d’autres étrangers, dont l’établissement en Berbérie n’a pas été la conséquence d’une conquête. … Ils [les juifs] étaient déjà assez nombreux à l’époque romaine, et il est à croire que la plupart d’entre eux étaient de véritables lépreux” (Gsell, I, pp. 280,281). H. Zafrani, lui, nous informe que « le  judaïsme maghrébin (le judaïsme historique s’entend)… est aussi le produit du terroir maghrébin où il est né, où il s’est fécondé, et où il a vécu durant près de deux millénaires, cultivant avec l’environnement, dans l’intimité du langage et l’analogie des structures mentales, une solidarité active, et une dose non négligeable de symbiotisme….» (Zafrani, Mille ans…, pp. 9 et 10). C’est dire qu’au fil des siècles la judéité s’est acclimatée en Afrique du Nord, sans dommage pour personne. L’existence d’une version berbère de la Haggada de Pesah (Zaffani,Litt) semble prouver que, sans prosélytisme actif, les petites colonies hébraïques de Berbérie ont servi de foyers à une assez importante judaïsation des autochtones ; on s’en convainc par l’observation, par-ci par-là, d’un certain nombre d’indices relevant de l’anthropologie culturelle, telle la tendance à faire souvent usage de prénoms d’origine juive, ou à considérer le samedi comme étant jour de repos. Il est cependant impossible de démontrer que des Imazighen de souche ont contribué à enrichir la pensée ou la littérature hébraïque.

À l’inverse, c’est par pléiades que l’on peut citer des noms numides, libyens ou africains, c’est-à-dire berbères, ayant donné un éclat tout à fait particulier aux lettres latines. Déjà cité plus haut en tant que dramaturge, Térence « a laissé six comédies… jouées entre 166 et 160 av. J. C », nous disent ses biographes. Sa “comédie [a été] caractérisée par le souci d’adapter la finesse et l’élégance du génie grec au goût d’un public romain lettré’’ (Le Robert 2, Terence)”.

Le plus célèbre des écrivains africains (d’avant la christianisation) fut Apulée” écrit l’historien français Charles-André Julien, qui se hâte d’ajouter que le personnage a été à la fois “insupportable et séduisant” (Julien, p. 182). Apulée, (125-170), a écrit « L’âne d’or », espèce de roman, qui  “constitue un des rares livres latins qui se lisent encore sans ennui”, nous avertit Ch.-A. Julien (p. 183). L’écrivain italien Pietro Citati, lui ne marchande pas son éloge :  « l’Âne d’or , écrit-il, “est probablement le roman le plus original jamais écrit”… Et dire que des familles amazighes marocaines et libyennes portent encore le patronyme “Apulée”, sous sa forme authentique : “Afulay”. “…Trois géants dominent la pensée chrétienne de l’Afrique romaine : Tertullien, Cyprien et Augustin. Ces trois Africains qui, avec leurs personnalités différentes, contribuèrent à l’établissement du dogme, sont à juste titre, considérés comme des pères de l’Église” (Camps, p. 251). C’est Tertullien (155-225) qui fit du christianisme une arme de résistance contre l’occupation romaine, car, tout chrétien qu’il était devenu, il avait gardé “toutes les passions, toute l’intransigeance, toute l’indiscipline du Berbère”. Il défendit à ses coreligionnaires le service militaire et incita les soldats à la désertion. Son ouvrage principal a été l’Apologétique (Apologeticum). Saint Cyprien, lui, recherche et finit par subir le martyre. Il a écrit, entre autres livres: Ad Demitrianum, Ad Fortunatum, De Mortalitate… (Ch- A. Julien, p. 206, 207). Quant à Saint-Augustin (354-430), il ne me semble pas nécessaire de donner les détails de sa vie et de son œuvre, car, en principe, les Européens, en tant que chrétiens, le connaissent mieux que quiconque. Je me permets néanmoins de rappeler que même du point de vue de sa filiation, Augustin, a été le produit des relations symbiotiques entre peuples méditerranéens ; il était de mère romaine et de père amazigh. Ainsi donc, autant les rapports entre Romains et Berbères ont été conflictuels sur les deux plans politique et militaire, autant ils ont été fructueux sur le plan culturel. Le phénomène est courant dans l’histoire: les Algériens ont combattu la France, mais ont enrichi sa littérature.

La période islamique de l’histoire des Berbères, sans être vraiment la plus longue, est la mieux connue, parce elle est la plus récente et la mieux étudiée. Il serait donc fastidieux d’énumérer les centaines de penseurs, d’écrivains, ou de savants amazighs qui ont contribué à la constitution du patrimoine culturel arabo-islamique. Mais, à titre indicatif, citrons-en quelques figures de proue. Ce sont les Jazouli (mort en 1210), Ibn Muâté (1169-1231) et Ajerrum (mort en  1323), qui ont initié la mise en forme de la grammaire arabe. Le livre d’Ajerrum a été en usage dans l’ensemble du monde musulman pendant plus de six siècles, sans être vraiment démodé même à nos jours. Si les Iraniens ont été les meilleurs philologues de la langue arabe, les Amazighs en ont été les meilleurs pédagogues. Ibn Battouta (1304-1377), l’intrépide explorateur universellement connu, était un Berbère de la grande tribu des Lawata. Le lexicographe Ibn Mandhor (1232-1311), dont l’ouvrage Lisân al-Aarab reste une référence incontournable, est né en Égypte d’une famille amazighe de Djerba. Le théologien et essayiste Lyoussi (1630-1691), a eu le courage de tenir tête, seul, au sultan despotique marocain de son époque. Et, pour que les Berbères d’Espagne médiévale ne soient pas en reste, citons-en au moins deux : le premier étant Abbas Ibn Firnâs (mort en 887), à qui l’on “attribue l’invention de la fabrication du cristal”, la fabrication d’une horloge (manqana), et qui “fut même un lointain précurseur de l’aviation” (Ency. Isl., I. p. 11), et le second étant Abu Hayyân al Gharnâté (1256-1344), le polyglotte comparatiste en matière de langues.

Ceci dit, il faut signaler que l’adhésion des Imazighen à la culture arabo-islamique n’a pas été des plus rapides ni des plus spontanées. Ibn Khaldun nous dit que les Berbères ont apostasié une douzaine de fois, en quelques décennies. Les méthodes brutales de ceux qui leur proposaient la nouvelle foi les ont dressés contre elle. Après s’être libérés de la tyrannie arabe, grâce à deux cuisantes défaites qu’ils ont infligées aux armées omeyyades en 741, ils ont essayé de trouver une parade culturelle à l’islamisation.

Deux tentatives dans ce sens ont été entreprises, I’une par la fédération tribale des Berghwata, et l’autre par celle des Ghumara. Ce sont les premiers qui sont allé le plus loin dans leur entreprise: ils s’organisèrent en État, se dotèrent d’une armée puissante, d’un livre sacré rédigé en tamazight, et caricaturèrent, comme à dessein, quelques pratiques du culte musulman. Quatre siècles plus tard, ce sont les Almohades, une autre fédération de tribus, qui enfin battirent les Berghwata et les firent totalement disparaître de la scène politique. Endoctrinés par un théologien du terroir, formé en Orient, les Almohades, eux, s’étaient assigné comme objectif de réaliser l’union de l’ensemble du peuple amazigh, mais sous la bannière d’un islam rigoriste. Ils y réussirent largement, et sans qu’ils l’aient vraiment cherché, ils ouvrirent la voie à une arabisation lente mais continue.

Ils n’avaient pourtant pas hésité, à un moment de leur règne, à exiger que les muezzins et les imams fussent berbérophones. Après eux, ce fut une autre fédération de tribus amazighes, les Mérinides, qui prit le pouvoir et pratiqua une politique d’arabisation intensive de l’enseignement (Document n° III). J’ajouterai simplement qu’à l’époque, I’irréductible opposition confessionnelle entre les deux rives, Nord et Sud, de la Méditerranée, engageait les hommes politiques et les gens d’Église des deux bords à toujours renchérir les uns sur les autres dans les foires de l’intolérance et du fanatisme. Le monothéisme a-t-il été vraiment un facteur de paix ? Vaste question qui me dépasse, mais que je ne pouvais pas éviter de poser.

Nous en arriverons sous peu à parler de l’apport proprement amazigh à la civilisation, mais pas avant d’évoquer la lancinante curiosité qui a taraudé bien des esprits, parmi les historiens, tant arabes qu’européens, à l’égard de l’origine des Berbères. Au Moyen Âge, les généalogistes arabes se sont convaincus, en des démonstrations acrobatiques, du fait que les Imazighen étaient des leurs, et qu’ils avaient émigré au Maghreb en des temps reculés. Cette opinion continue à être la seule admise dans le monde arabe. Dès leur installation en Algérie, les Français à leur tour arrivent à se persuader que les Numides, les Maures et autres Berbères, étaient d’origine gallo-romaine, celte, ou carrément nordique (Camps, 19 à 34). Or, il semble bien que la génétique a maintenant tranché: le plus ancien berceau connu de la civilisation berbère, en l’état actuel de la science a été le centre du désert saharien, à l’époque où il était bien arrosé et couvert de végétation. Le mérite de l’avoir démontré revient à une équipe de généticiens et d’archéologues en majorité espagnols, dans l’ouvrage intitulé: « Prehistoric Iberia, genetics, anthropology and linguistics »,sous la direction d’Antonio Arnaiz-Villena, paru en anglais à New York en 2000 (Doc. n° IV). Les Imazighen ne sont pas seuIement les voisins des Égyptiens, ils sont leurs cousins. Il se trouve que j’avais déjà moi-même émis une hypothèse allant dans le même sens, à partir de l’examen de quelques éléments de lexicographie amazighe. Cette hypothèse a fait l’objet d’un exposé en langue arabe à l’académie du Royaume du Maroc, le 08-06-1995, puis d’un article publié, en français, dans la revue marocaine « Tifinagh », en son numéro double 11-12 d’août 1997 (Doc. n° V). Comment se fait-il, dirait-on, que les Égyptiens se sont vite et totalement arabisés, alors que les Berbères s’accrochent encore à leur identité ? Et quelles sont les spécificités marquées de cette identité ? Là, je renvoie à ce qui a déjà été dit sur le rôle du facteur géographique. Mais essayons de voir tout cela d’un peu plus près. Au septième siècle, I’Égypte a cédé à l’invasion arabe en quelques mois. L’Afrique du Nord, elle, a résisté un siècle entier, de 640 à 741, puis a fini par réduire à néant la puissance militaire de l’envahisseur. C’est, à mon avis, par inadvertance que l’historien français G. Camps a péremptoirement affirmé que les Berbères “n’ont jamais pu longtemps tenir tête à l’envahisseur”. A-t-il voulu dire qu’ils “n’ont jamais tenu longtemps devant les premiers coups de boutoir de leurs assaillants” ? En tout état de cause, ses deux confrères et compatriotes, Ch.-A Julien et D. Rivet, traitant de deux périodes pourtant très éloignées l’une de l’autre, expriment un avis aux antipodes du sien. “Si la civilisation romaine conquit en apparence les cités du plat pays, elle ne mordit même pas sur les îlots montagneux...”, puis “vint le moment où craqua I’armature romaine. Alors il apparut combien la romanisation était superficielle et pour les Berbères leur contribution à l’élaboration des cultures méditerranéennes prouve son extension limitée”, a écrit le premier (Julien, p. 194). L’historienne belge, Marguerite Rachet, nous renvoyant elle aussi au rôle de la géographie, tire la conclusion suivante: “Rome rêvait de dominer une Berbérie agricole et prospère. Cette ambition supposait un total bouleversement des habitudes sociales des indigènes, fondées le plus souvent sur le semi-nomadisme”. (Rachet, p. 259). D. Rivet pour sa part, parlant des Français pacifiant le Maroc au début du XXe siècle, dans un chapitre intitulé Une guerre de trente ans, n’hésite pas à écrire que «  la résistance fut le fait essentiellement des montagnards berbérophones. Elle confirme le postulat que les Berbères se définissent d’abord par leur éternelle insoumission au pouvoir central, lorsqu’il vient d’ailleurs, et par une irréductibilité des profondeurs…” (Rivet, pp. 49 et 50). Camps lui-même revient sur son opinion, pour ainsi célébrer les Amazighs: “ces peuples fiers ont toutefois toujours pu exprimer une irréductible et vibrante identité et une conception exigeante de l’honneur”. Cette irréductibilité des profondeurs a ses soubassements dans la nature du sol et dans les organisations politique et militaire qui en ont découlé.

L’art de la guerre développé par les Imazighen au cours des trois mille ans connus de leur histoire, est resté constamment identique à lui-même. Essentiellement défensif, il met en œuvre la principale qualité humaine que cultive une lutte incessante contre l’indigence de la terre nord-africaine : I’endurance. Puis, selon les époques, il a su utiliser comme bête de guerre tel ou tel animal sauvage, dressé chaque fois que le besoin s’en fait sentir. Jugurtha (104-160 av. J.C.) aurait utilisé contre les Romains, entre 105 et 112  av. J.C., un animal mystérieux, la gorgone, qui tuait l’ennemi de son seul regard, par la grande frayeur qu’il lui causait sans doute (Gsell, I, p. 124). “Les éléphants que Juba ler mit en ligne à la bataille de Thapsus [contre les troupes de Jules César, sortaient à peine de forêt’’ (Gsell, I, p.76). Au Moyen-Âge, les Almoravides ont fait bon usage du dromadaire. Mais le compagnon d’armes qui est resté le plus longtemps fidèle à l’homme amazigh, depuis la plus haute antiquité jusqu’au XXe siècle, c’est le cheval dit barbe, c’est-à-dire berbère (berbero). C’est lui qui a battu le cheval arabe dans les deux batailles décisives de 741, celle de Chellef en Algérie, et celle de Sebou au Maroc. C’est grâce à la cavalerie berbère qu’Hannibal, le Carthaginois, a littéralement écrasé les armées romaines en Italie (216 av. J.C). Quatorze ans plus tard (202 av. J.C), c’est grâce à la même cavalerie berbère que les Romains vainquirent Hannibal à Zama (document n° VI), car Rome avait su se rallier les Imazighen qui étaient, nous dit un historien romain, les combattants qu’elle redoutait le plus (Tite-Live, Livres XXI à XXV, pp. 207, 208, 209 et 485). En plus du cheval barbe, les Imazighen ont eu deux alliés naturels, la montagne et, en arrière-plan, les zones semi-arides, et même le désert, qui leur permettaient d’avoir recours à des guerres d’usure, courtes mais très efficaces à la longue.

Cet art de la guerre était le produit normal d’une organisation politique née elle-même d’une nature géographique bien déterminée, laquelle a constitué un obstacle infranchissable empêchant la berbérité de s’ériger en nation. En effet, il ne pouvait naître du vaste terroir nord-africain, tel que nous l’avons déjà décrit, une organisation politique de la société amazighe autre que tribale. Défiant le temps, le concept de tribu a été privilégié par l’esprit berbère jusqu’au milieu du siècle dernier. Et là, il me semble nécessaire d’ouvrir une parenthèse pour débarrasser le mot tribu des connotations péjoratives qu’il charrie, en langue française tout au moins. Des pays européens, et non des moindres, ont gardé trace de l’ordre tribal d’antan dans leurs modes d’organisation administrative, jusqu’à nos jours, comme en témoigne le fonctionnement des lander allemands.

Il est historiquement significatif à ce sujet, que l’acte de |a fondation de l’Empire allemand, signé le 18 janvier 1871, ait défini le Deutsche Reich comme étant une “alliance des princes des tribus allemandes” (Schrader, le Monde du 02.06.2000, p. 12). Je ferme la parenthèse. Il n’est donc pas étonnant que la Berbérie ait été en permanence, et jusqu’à une époque récente, une suite d’ “anarchies équilibrées”, selon l’heureuse formule de G. Camps (Camps, p. 326). L’organisation tribale a toujours fini par se trouver en opposition avec tout pouvoir centralisé, même s’il en a été |’émanation. De toute évidence, elle a eu pour doctrine politique, non explicitée, la nécessité de toujours barrer le chemin aux velléités dictatoriales, et d’exposer à une précarité structurelle toute autorité à visées tyranniques. Il n’y a jamais eu ni des Pharaons, ni des Césars, ni des Chosroês amazighes. C’est là qu’a résidé en permanence la force des Berbères, dans le passé, mais c’est là que se trouvait aussi, en germe, leur faiblesse des temps modernes. La greffe démographique arabe qui leur a été fournie par l’Islam ne leur a pas été d’un grand secours, parce qu’elle n’a jamais cessé elle-même d’être tribale par essence, les mêmes causes engendrant les mêmes effets. C’est le colonialisme européen qui, au XIXe puis au XXe siècle, viendra signifier aux Berbères et aux Arabes que leur doctrine politique a depuis longtemps atteint ses limites. Mais le colonialisme européen a surgi, lui, de I’horizon nord. Par-delà cet horizon, règne une nature généreuse. Des flancs des montagnes aux neiges éternelles naissent de grands fleuves. Des forêts aux arbres gigantesques voisinent avec d’immenses prairies servant d’écrins à des cités, des villages et des hameaux où prospèrent depuis des siècles, commerces et industries, et où l’on a le temps de penser.

L’indigence des sols et l’austérité des paysages nord-africains n’ont cependant pas desséché les cœurs au point de les rendre incapables de générosité. Bien au contraire, ils y ont engendré le sentiment que l’hospitalité et le sens du partage doivent rendre supportable l’inclémence des cieux et des saisons. Il s’y ajoute que l’esprit amazigh, longtemps formé à répondre aux exigences égalitaristes de la vie tribale, a acquis un sens aigu de la justice.

De ce point de vue, il devient possible de procéder à une analyse objective de I’attachement des Berbères à la nécessité d’une gestion démocratique de leurs affaires. Cet attachement est si fort qu’il engendre une conception unanimiste du pouvoir décisionnel, et rend souvent inopérante la volonté de la majorité. De saint-Augustin (354-430) à Lyoussi (1630-1691), les Imazighen ont la même soif de justice. “Si l’on écarte la justice, que sont les royaumes, sinon de grands brigandages !” a décrété le premier dans sa Cité de Dieu. “La justice prime l’observance religieuse !” assène d’une certaine manière le second au théocrate intransigeant Moulay Ismaïl. C’est, en partie, cette quête éperdue d’égalité, de démocratie et de justice qui, par ses excès, a rendu politiquement vulnérable la société berbère, I’a fragilisée à l’égard de l’étranger, et l’a empêchée de s’assumer elle-même en tant que nation organisée. Il a bien émergé des royaumes berbères dans l’antiquité, mais ils n’ont duré que quatre siècles environ (doc. n°VII). Leur existence du reste n’avait pas aboli le système tribal ; elle s’en était servie, en s’en accommodant. À Thugga, en Numidie, il y avait bien un Conseil des Citoyens en 138 av. J. C., à l’époque du roi Micipsa (Camps, p. 311). Le califat almohade lui-même, au Moyen Âge, avait son Conseil des Dix, et son Assemblée des Cinquante, dont quarante délégués des tribus (Terrasse, Tome I, p. 276). C’est donc “l’affirmation d ‘un pouvoir collectif” où l’on trouve “les prémices de la démocratie” (Camps, p. 310) qui a empêché l’émergence de monarchies vraiment sûres d’elles et appelées à durer.

Cette société berbère, régie par des pouvoirs collectifs locaux ou régionaux, a sécrété, à la longue, un humanisme de bon aloi, comme en témoigne les dispositions juridiques de l’azerf. En raison du fait qu’il est le produit de mille petits consensus ayant modifié les uns les autres à travers les siècles, et non celui d’un décret d’autocrate, à l’image du Code de Hammourabi, l’azerf, le droit coutumier amazighe, est en effet un droit humain, positif et évolutif. Des sanctions judiciaires, il bannit totalement les châtiments corporels, y compris la peine de mort. Quand il y a meurtre, I’assassin est condamné à l’exil. En deçà, les peines encourues sont toutes d’ordre économique : dommages et intérêts payés à la partie civile ; amendes versées à la communauté. Seules des sanctions morales à caractère éducatif sont appliquées aux mineurs. Le statut de la femme bénéficie d’interprétations qui adoucissent certaines rigueurs de la chariaâ, ou améliore son dispositif des compensations. C’est ainsi, par exemple, que I’indemnité accordée à une divorcée (tamazzalt) est calculée au prorata des années de mariage, et n’est pas laissée à la discrétion du juge. Mais le statut dont la femme a bénéficié avant l’islam a dû lui être beaucoup plus favorable, la société berbère ayant été régie par le matriarcat des millénaires durant (Abrous et Claudot-Hawad, Annuaire ; Ousgan, thèse). Dans beaucoup de tribus, les hommes continuent à dire les lionnes (tisednan) quand ils parlent de la gent féminine, par référence à un conte déjà connu à l’époque de Juba II. Ajoutons à ceci que le droit de la guerre intertribale interdit le rapt des femmes et des enfants. Par ailleurs, c’est avec horreur que tout Amazigh entend parler de cette pratique barbare qu’est l’excision des jeunes filles.

Enfin, comme en témoigne un membre de l’intelligentsia israélienne : “La société berbère semble avoir été I’une des rares à n’avoir pas connu I’antisémitisme. Le droit berbère, azerf contrairement au droit musulman (et au droit juif soit dit en passant), est tout à fait indépendant de la sphère religieuse. Il serait, par essence, laïque et égalitaire, et n’impose aucun statut particulier au juif…” (Elbaz, p. 84).

Cela suppose l’existence d’une philosophie amazighe du droit. Or, cette philosophie existe bel et bien. Elle aurait été explicitée, en des temps très anciens, dans un jugement rendu par un tribunal coutumier, à propos d’un litige foncier. L’une des parties ayant affirmé que le terrain faisant l’objet du procès “appartenait à sa famille depuis qu’elle était descendue du ciel”, les juges donnèrent gain de cause à l’autre partie, laquelle avait affirmé, elle, que le terrain “appartenait aux siens, depuis qu’ils avaient germé dans son sol”… “Attendu que rien ne descend du ciel, et que tout monte de la terre… !” proclama haut et fort le tribunal… Et c’est de cette même philosophie que participe la valorisation du travail dans la culture berbère: “Si tu ne te fais pas de cloques, ô ma main, c’est mon cœur qui en aura !” dit le poète.

Ce patrimoine immatériel, qui est l’âme même de la berbérité, est toujours standing by et ne demande qu’à être recyclé et réinvesti dans la vie moderne ; sa plasticité le lui permet, lui qui se réclame de la seule humanité. Mais il attend que le support linguistique dont il est le produit soit libéré de l’impérialisme culturel dont il est victime. Lisons sur la question ce qu’a écrit, il y a plus de vingt ans, I’un des meilleurs spécialistes des langages de l’humanité: “… Ie fait berbère n’est reconnu ni en AIgérie ni au Maroc, où, de façon différente mais avec la même vigueur, s’exerce la même pression tendant à les [les Berbères] arabiser… Cependant, la volonté de survivre se développe et pose même un problème politique qui n’existerait vraisemblablement pas sans l’affirmation de l’impérialisme culturel arabe” (M. Malherbe, p. 204). Cet impérialisme s’exerçait à l’époque au nom du panarabisme, dont l’arabo-islamisme a désormais pris la relève. Pourvu que l’amazighité ne soit pas anathémisée par quelque fatwa du genre “Hors de I’arabité, point d’islam !”.

Puissent nos coreligionnaires arabes comprendre que les non-arabes ont aussi le droit d’être fiers de ce qu’ils sont ! Les Berbères veulent simplement être des Berbères, comme les Chinois sont des Chinois, les Japonais des Japonais, et les Arabes des Arabes. Ils veulent pour cela cultiver ce qu’ils ont de foncièrement spécifique : leur langue. Ils veulent la développer, la moderniser, et la transmettre à leurs enfants ; c’est en elle qu’ils communient avec l’être. Et qu’on ne s’y trompe pas ! Leur langue a une valeur intrinsèque indéniable ; aussi est-elle encore en vie, et nulle autre qu’elle ne connaît mieux Tamazgha, son berceau. Elle a son alphabet, tifinagh, dont la “survivance… est d’autant plus émouvante qu’il s’agit d’une écriture fort ancienne, et dont les origines plongent dans la protohistoire” (Camps, p. 276). Totalement modernisé, cet alphabet n’a rien à envier à l’alphabet latin lui-même (Document n° VIII). Il matérialise admirablement l’identité culturelle des Imazighen, et reflète quelque part leur tempérament. C’est la volonté de défendre jusqu’au bout cet héritage, conjuguée à l’indignation provoquée par de grossières falsifications de l’histoire, qui explique la vigueur du sursaut identitaire berbère. En aucune manière les Berbères ne se dressent contre les Arabes parce qu’ils sont arabes; mais ils se refusent à un enrôlement forcé dans une certaine arabité, celle de la jactance, de l’ostentation, et des velléités hégémonistes. En aucune manière les Berbères ne se dressent non plus contre l’islam en tant qu’islam : ils sont musulmans et se solidarisent avec le monde musulman tant qu’il prône la justice, la tolérance, la modération et le respect de la dignité humaine. Le Mouvement culturel amazigh (MCA) milite, bien sûr, en faveur de la sécularisation de l’État et de la laïcité de l’enseignement public, et ne s’en cache pas. Mais il n’est pas laïciste. Il agit dans le respect le plus total de l’un des enseignements les mieux occultés par le clergé de fait qu’est le corps des docteurs de la loi islamique, à savoir qu’il “ne doit pas y avoir de contrainte en matière de religion !” (Coran, sourate II, verset 256). L’histoire a justement démontré que la valeur de la foi en Dieu réside dans sa sincérité, et que toute adhésion forcée n’engendre que mensonges et hypocrisie. Il est certain que la laïcisation des États et de I’enseignement public permettra à l’islam de se révéler sous son vrai jour, en tant que religion du savoir et de la raison, et de n’être plus un alibi dont on se sert pour justifier bien des ignominies.

Le christianisme aussi a connu sa période d’égarement : celle de l’ordalie, de l’autodafé, de l’inquisition et du bûcher. Et les guerres de religion ?! Les guerres de religion interchrétiennes, les guerres de religion intermusulmanes et les guerres de religion entre chrétiens et musulmans ! Des siècles de gâchis, de haines et d’horreurs. Il n’est pire maladie pour un esprit humain que celle qui l’amène à croire qu’il est le seul détenteur de la vérité absolue. À cet égard, il est permis de croire que le concept même de laïcité est en soi, depuis deux siècles, un vaccin salutaire qui a assez bien immunisé l’esprit occidental, et poussé du même coup la foi chrétienne à se soumettre à un réel examen de conscience, où elle a gagné en profondeur, en sincérité, en humilité et en humanité. Aussi les tartufes de tous bords s’ingénient-ils à faire accroire que tout laïc est athée, et aussi recherchent-ils l’affrontement. La violence physique et verbale étant leur arme de prédilection, ils refusent tout débat calme et serein.

Pour sa part, à l’inverse, le MCA a banni de son esprit la moindre idée du recours à la brutalité. Il se veut pacifique, pacifiste même, jusqu’à la dernière limite, pour peu que les aspirations légitimes des Berbères auraient été prises en considération. C’est de paix que le monde a besoin, et, comme dit le proverbe arabe : “Par la souplesse et la douceur, on obtient plus que par la force !”. Le MCA Iuttera donc pour que la patrie des Imazighen, Tamazgha, soit une terre de prospérité, de fraternité humaine, de générosité, et d’ouverture d’esprit. Mais les Berbères lutteront aussi pour qu’ils se sentent chez eux, en Tamazgha, leur seule patrie, celle que leur ont léguée leurs ancêtres, celle dont ils n’ont spolié personne, et pour laquelle, depuis trois mille, quatre mille, cinq mille ans, ou beaucoup plus, des centaines de générations ont versé leur sang à des fins défensives. Les Berbères offrent en partage ce qu’il y a de meilleur dans leur héritage culturel à l’ensemble de l’humanité. À leurs compatriotes non berbérophones des États nord-africains, ils disent simplement : “L’humanisme amazigh s’est infiltré jusqu’au fin fond de vos consciences, à votre insu, et il y vit toujours. Ne I’y comprimez pas, et vous aurez tout compris! « . À tous les autres peuples méditerranéens, nos partenaires culturels de tous les temps historiques connus, nous offrons notre collaboration pour I ‘accomplissement, en commun, d’une longue et lourde tâche, celle de combattre méthodiquement l’ignorance et le faux savoir. Ce sont ces deux fléaux de l’esprit humain qui empoisonnent les relations interethniques, intercommunautaires, et internationales souvent.  La culture méditerranéenne, dont nous sommes tous imprégnés, et à laquelle chacun de nos peuples a apporté sa pierre d’édifice, ou pour le moins mis sa touche, se doit de ne pas abandonner son rôle dans le travail d’humanisation qu’elle a initié il y a des milliers d’années. Cultivons l’homme, cet extraordinaire produit de la terre !

*Publié in Le Monde Amazigh N°67, décembre 2005, Rabat.  

** Conférence inaugurale offerte à l’occasion de symposium international sur les Berbères de l’Institut Européen de la Méditerranée à Barcelone, 27-30 Juin 2005.

Auteurs cités :

  • ABROUS Dahbia, Université de Béjaïa et CLAU- DOT-HAWAD Hélène, CNRS-IREMAM, Article dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord, 1999, 91-113 (Paris CNRS Editions) sous le titre : « Imazighen du nord au sud… >>.
  • ADAM André, CASABLANCA, thèse de doctorat, 2 volumes, Editions du CNRS, Paris, 1968.
  • ARISTOTE, en grec: Aristotelês, RHETORIQE, 2 volumes, Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1991.
  • BAILLY M.A., dictionnaire grec-français, 11ème édition, Edit. Hachette, Paris, 1894 (Bailly cite ses sources).
  • BRUNNEL Pierre et JOUANNY Robert, les Grands Ecrivains du monde, Edit. F. Nathan, Paris,1976.
  • CALLIMAQUE, en grec: KALLIMAKHOS, Ep- igrammes Hymmes, Edit. les Belles Lettres, Paris, 1972.
  • ELBAZ Shlomo, article dans «ARIEL >> revue israélienne des Arts et des Lettres, n° 105, Jérusalem,1998.
  • ELMELIANI Idriss, Recueil de poèmes «Tannirt>> en arabe classique, Edit. IRCAM, Rabat, 2004.
  • ENCYCLOPÉDIE de L’ISLAM, version française, Nouvelle Edition, Edit. Maisonneuve, 1960 (TomeI).
  • GAFFIOT Félix, Dictionnaire latin-français, Edit. Hachette, Paris, 1934 (Gaffiot cite ses sources).
  • GSELL Stéphane, Histoire Ancienne de l’Afrique du Nord, 8 tomes, Edit. Hachette, Paris, 1920.
  • HERODOTE, en grec: Herodotos, l’Enquête, 2 volumes, Livres I à IV et Livres V à IX, Edit. Galli- mard, collection « Folio Classique », Paris, 1964, 1985.
  • JULIEN Charles-André, Histoire de l’Afrique du Nord, 2 volumes, Edit. Payot, Paris, 1986. *MALHERBE Michel, Les Langages de l’Humanité, Edit. Seghers, Paris, 1983. * MARCY Georges, Les Inscriptions Libyques Bilingues de l’Afrique du Nord, Imprimerie Nationale, Paris, 1936.
  • OUSGANE Elhoussain, thèse de doctorat soutenue à Fès en 2001, sous presse; article dans le périodique «<Amadal Amazigh», mai 2005, page 7. (Le tout en arabe)
  • PLINE L’ANCIEN, en latin: Caius Plinius Secundus, Histoire Naturelle, Livre V, 1-46, 1ère partie (l’Afrique du Nord), Edition Les Belles Lettres, Paris, 1980.
  • RACHET Marguerite, Rome et Les Berbères,Edit. Latomus, Revue d’Etudes Latines, Bruxelles,1970.
  • RIVET Daniel, Le Maroc de Lyautey à Mohammed V, Edit. Porte d’Anfa, Nouvelles Editions Latines, Paris, 2004.
  • ROSSI Pierre, La Cité d’Isis, Nouvelles Editions Latines, Paris, 1976.
  • SCHRADER Fred E., professeur d’histoire et d’études germaniques à Paris, article publié dans le journal le Monde, p. 12, le 02.06.2000.
  • SERVIER Jean, Tradition et Civilisation Berbères, Editions du Rocher, Monaco, 1985.
  • SILIUS ITALICUS Tiberius Catius, La Guerre Punique, Livres I à IV, Edit. Les Belles Lettres, Paris 1979.
  • TERRASSE Henri, Histoire du Maroc, 2 volumes, Editions Atlantides, Casablanca, 1949.
  • TITE-LIVE, en latin Titus Livius, Histoire Romaine, 2 volumes, Livres XXI à XXV, et Livre XXVI à XXX, Edit. GF Flammarion, Paris, 1993,94.
  • ZAFRANI Haïm, Mille ans de vie juive au Maroc Edit Maisonneuve et Larose, Paris 1998
  • ZAFRANI Haim, Mille ans de vie juive au Maroc, Edit. Maisonneuve et Larose, Paris, 1998.
  • ZAFRANI Haïm, Littératures Dialectales et Populaires Juives en Occident Musulman, Geuthner.

Nota Bene: Les écrivains berbères qui ont produit en latin portaient des noms latins. Dans le texte de la conférence, ils ont été mentionnés tels qu’ils sont connus en français. Veuillez trouver ci-dessous les correspondances:

  • Apuleius Lucius Theseus, Apulée (125-170)
  • Augustinus Aurelus, Saint-Augustin (354-430)
  • Cyprianus Thascius Caecilius, St Cyprien (200-258)
  • Terentius Publius Afer, Térence (185-159 av.J.C)
  • Tertullianus Septimius Florens, Tertullien (155-225)

Signalons aussi que le nom grec du poète tragique Eschyle (525-456 avant J.Ch.) était Aiskhulos.

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