
Introduction : Sefrou et l’anthropologie symbolique
Clifford Geertz, figure majeure de l’anthropologie culturelle, a conduit des recherches approfondies à Sefrou, Maroc, entre 1963 et 1986, aux côtés de Hildred Geertz et Lawrence Rosen. Leur travail, centré sur la ville de Sefrou et son souk, a introduit des innovations scientifiques qui ont transformé l’anthropologie et les sciences sociales. [i]
Clifford Geertz et son équipe à Sefrou ont révolutionné l’anthropologie en développant l’anthropologie symbolique, [ii] avec la méthode de la description dense (« thick description »), [iii] qui privilégie les significations culturelles sur les généralisations scientifiques (Geertz, 1973). [iv]
Leur analyse du bazaar de Sefrou, publiée dans ‘’Meaning and Order in Moroccan Society ‘’(1979), a innové en intégrant des perspectives économiques, sociales et religieuses, montrant comment les interactions au marché reflètent des significations culturelles complexes (Geertz et al., 1979). [v]

L’ouvrage « Meaning and Order in Moroccan Society: Three Essays in Cultural Analysis » publié en 1979 par Cambridge University Press constitue une contribution majeure à l’anthropologie culturelle du Maghreb. Rédigé conjointement par Clifford Geertz, Hildred Geertz et Lawrence Rosen, ce travail de 510 pages accompagné de 64 photographies et d’un essai photographique de Paul Hyman représente une synthèse exemplaire de l’anthropologie interprétative appliquée à l’étude d’une société complexe nord-africaine. [vi] L’œuvre s’articule autour d’une introduction générale, de trois essais principaux, de sept annexes et d’appendices comprenant des tables statistiques et des données ethnographiques détaillées. [vii]
L’équipe a combiné anthropologie, sociologie et histoire pour étudier la société marocaine, offrant une approche multidimensionnelle. Leur travail a inspiré des recherches sur les systèmes culturels et économiques, avec un héritage célébré lors de la conférence de Sefrou en 2000. [viii]
Sefrou, une petite ville au nord du Maroc, située près de Fès, a servi de terrain d’étude pour l’équipe de Geertz. Leur recherche, débutée dans les années 1960, s’inscrivait dans une période d’effervescence intellectuelle, marquée par des approches interdisciplinaires et des projets d’équipe. Sefrou, souvent appelée « Petite Jérusalem » en raison de sa communauté juive historique, offrait un cadre idéal pour analyser les interactions entre les composantes amazighes, arabes et juives de la société marocaine. [ix]
Le travail de l’équipe s’est concentré sur le souk (marché) de Sefrou, un espace où les dynamiques économiques, sociales et religieuses se croisaient. [x] Leur ouvrage majeur, Meaning and Order in Moroccan Society: Three Essays in Cultural Analysis (1979 s’inscrit dans la lignée de l’anthropologie interprétative et constitue une tentative ambitieuse de dévoiler les ressorts symboliques qui organisent le tissu social marocain. [xi] À travers trois études de cas, les auteurs démontrent comment l’ordre social se maintient non par une administration centralisée ou une coercition structurelle, mais par un entrelacs de significations partagées et d’interactions interprétatives. [xii]
Clifford Geertz et ses collègues ont apporté une contribution majeure à l’anthropologie du Maroc en s’intéressant à la ville de Sefrou, qu’ils ont étudiée comme un microcosme de la société marocaine. Leur démarche se distingue par une approche interprétative : ils ne se contentent pas de décrire des structures sociales, mais cherchent à comprendre le sens que les habitants donnent à leurs pratiques quotidiennes. En ce sens, leur enquête sur Sefrou illustre parfaitement l’ethnographie « dense » chère à Geertz : elle dévoile la logique symbolique qui sous-tend des phénomènes tels que le souk, [xiii] le quartier juif, les rituels religieux et la vie urbaine ordinaire. La portée scientifique de cette approche réside dans la mise en avant de la culture comme système de significations partagées et dans la capacité de l’anthropologue à déchiffrer ces significations pour restituer la cohérence interne de la société locale. [xiv]
Le choix de Sefrou n’est pas anodin : petite ville marocaine située aux marges de Fès, elle offre un terrain idéal pour observer la cohabitation entre musulmans et juifs, [xv] les dynamiques d’intégration urbaine et les tensions entre modernité et tradition. [xvi] Ainsi, l’étude de Geertz et de son équipe va au-delà d’une simple monographie : elle propose un modèle pour analyser le changement social dans les sociétés musulmanes. Leur travail a nourri un débat plus large sur le rôle du symbolique et du rituel dans le maintien de l’ordre social, dans un contexte de transformations économiques et politiques rapides. Ce faisant, ils ont renouvelé l’étude des sociétés maghrébines en y introduisant une lecture fine de la vie quotidienne comme lieu de production et de reproduction du sens. [xvii]
Cependant, la portée scientifique de cette œuvre doit être nuancée par certaines critiques. Certains chercheurs marocains et anthropologues critiques reprochent à Geertz une tendance à trop privilégier l’interprétation symbolique au détriment des rapports de pouvoir concrets et des dimensions économiques. [xviii] De plus, comme chez Gellner, on lui reproche parfois de projeter sur la société marocaine des catégories analytiques élaborées ailleurs. [xix] Malgré cela, l’étude de Sefrou reste une référence incontournable pour quiconque s’intéresse à l’anthropologie urbaine, aux sociétés islamiques et à l’articulation entre structure et signification. En définitive, Geertz et son groupe ont offert à la recherche sur le Maroc une profondeur herméneutique qui continue d’inspirer et de susciter des prolongements critiques. [xx]
Contenus de l’ouvrage
- « Social identity and points of attachment : appraches to social organization » – Lawrence Rosen
Lawrence Rosen développe une théorie révolutionnaire de l’identité sociale marocaine qui rompt avec les approches structuralistes classiques. Au lieu de concevoir l’identité comme fixe et déterminée par l’appartenance à des groupes rigides, Rosen démontre que les individus marocains naviguent de manière stratégique entre multiples « points d’attachement » – famille, tribu, profession, quartier, confrérie religieuse – selon les contextes et les besoins. Cette flexibilité identitaire n’est pas perçue comme contradictoire mais comme une ressource sociale fondamentale. L’auteur montre comment cette multiplicité permet aux individus de maximiser leurs opportunités sociales et économiques tout en maintenant leur légitimité culturelle. Son ethnographie minutieuse de Sefrou révèle que l’organisation sociale marocaine repose sur des négociations identitaires continues plutôt que sur des structures hiérarchiques fixes, remettant en question les modèles anthropologiques dominants de l’époque. L’essai de Lawrence Rosen, développe une anthropologie juridique du droit islamique, examinant l’articulation complexe entre les normes religieuses et les pratiques sociales locales, ainsi que les mécanismes traditionnels de résolution des conflits au sein de la société marocaine.

- « Suq: the bazar economy in Sefrou » – Clifford Geertz
Clifford Geertz révolutionne l’anthropologie économique en appliquant son approche interprétative au fonctionnement du bazar de Sefrou. [xxi] Il démontre que le marché marocain ne fonctionne pas selon les principes de l’économie néoclassique mais selon une logique culturelle spécifique où les relations personnelles, la confiance (salâm) et les réseaux de parenté constituent le cœur même du système économique. Geertz analyse méticuleusement les rituels de marchandage, les circuits d’information, et les codes non-écrits qui régissent les transactions, montrant comment les concepts islamiques de baraka (bénédiction) et rizq (subsistance prédestinée) structurent l’activité commerciale. Son « ethnographie dense » révèle que l’économie du bazar n’est pas une version « imparfaite » du marché occidental mais un système cohérent et sophistiqué où l’économique et le culturel sont inextricablement liés. Cette analyse remet en question l’universalité des modèles économiques occidentaux et ouvre la voie à une anthropologie économique plus nuancée.
Dans cet essai, Clifford Geertz examine le souk marocain comme un système d’échange hautement incertain, caractérisé par une absence relative de régulation formelle. Contrairement aux marchés occidentaux, structurés par des institutions bureaucratiques et des contrats explicites, le souk marocain repose sur des mécanismes sociaux informels. Geertz met en évidence que la réputation des marchands, la confiance interpersonnelle et la circulation de l’information constituent les piliers qui réduisent l’incertitude inhérente aux transactions. Ainsi, la figure du « courtier » (dallāl) incarne le rôle de médiateur entre vendeurs et acheteurs, canalisant les rumeurs et garantissant la fluidité des échanges. Cette analyse éclaire la capacité d’une société à gérer la complexité économique sans recourir à des structures centralisées, illustrant la rationalité propre à un système jugé, à tort, « traditionnel » ou « archaïque ». En cela, Geertz conteste l’idée selon laquelle le développement économique nécessiterait toujours une modernisation institutionnelle de type occidental. [xxii]
Cet essai, constitue le cœur théorique de l’ouvrage. Geertz y développe une analyse minutieuse du fonctionnement du souk de Sefrou, démontrant que l’économie du bazar [xxiii] obéit à des logiques radicalement différentes de celles de l’économie de marché occidentale. [xxiv] L’auteur révèle comment, dans ce contexte, l’information est généralement pauvre, rare, mal distribuée, inefficacement communiquée et intensément valorisée, créant un système économique où les relations personnelles et les réseaux sociaux jouent un rôle déterminant dans les transactions commerciales. Cette analyse révolutionnaire de l’économie traditionnelle marocaine remet en question les modèles économiques occidentaux appliqués aux sociétés non-occidentales et propose un cadre théorique novateur pour comprendre les mécanismes de circulation de l’information dans les marchés traditionnels. [xxv]

- « The meanings of family ties » – Hildred Geertz
Hildred Geertz transforme l’étude anthropologique de la parenté en dépassant les approches formalistes pour examiner comment les liens familiaux acquièrent des significations pratiques dans la société marocaine. Elle démontre que la parenté n’est pas une structure donnée mais un processus dynamique où certains liens sont activés ou désactivés selon les stratégies familiales et les contraintes socio-économiques. Son analyse révèle comment les familles marocaines utilisent la flexibilité de leur système de parenté pour gérer les risques économiques, optimiser les alliances matrimoniales et assurer la transmission intergénérationnelle des ressources. Hildred Geertz examine minutieusement les cycles de vie familiaux, les rituels de passage et l’économie domestique pour montrer comment les significations de la parenté évoluent selon les contextes et les générations. Cette approche processuelle de la famille remet en question les modèles statiques de l’anthropologie de la parenté et influence durablement les études sur les sociétés musulmanes.
L’essai, élaboré par Hildred Geertz, se concentre sur l’organisation sociale et les structures de parenté, explorant les systèmes d’alliances matrimoniales, l’organisation des groupes sociaux et les stratégies familiales de reproduction sociale. Son analyse met en lumière le rôle central des femmes dans l’organisation sociale marocaine, révélant des dynamiques souvent négligées par l’anthropologie masculine dominante de l’époque.
Synthèse méthodologique
L’ouvrage constitue un modèle d’ethnographie collaborative où trois perspectives complémentaires – sociale, économique et familiale – convergent vers une compréhension holistique de la société marocaine. Les trois auteurs partagent une approche interprétative qui privilégie l’agency individuelle, la contextualisation culturelle et la reconnaissance de la multiplicité des significations sociales. Leur innovation méthodologique réside dans la combinaison d’une observation ethnographique intensive avec une analyse sophistiquée des significations culturelles locales. Cette synthèse dépasse les dichotomies classiques entre structure et agency, tradition et modernité, individu et société, pour proposer un modèle dynamique d’organisation sociale où les acteurs négocient continuellement leur position dans des systèmes culturels complexes et fluides.
Analyse structurelle des différents essais
Synthèse de l’essai de Lawrence Rosen : « Social Identity and Points of Attachment »
- Problématique théorique centrale
Lawrence Rosen révolutionne la compréhension de l’identité sociale en contexte marocain en proposant une alternative radicale aux modèles anthropologiques structuralistes dominants. Contrairement aux théories qui conçoivent l’identité comme le produit de l’appartenance à des groupes sociaux fixes et hiérarchisés, Rosen développe le concept novateur de « points d’attachement » (attachment points) pour expliquer la fluidité et la multiplicité identitaires caractéristiques de la société marocaine. Sa problématique centrale interroge comment les individus construisent, maintiennent et négocient leur identité sociale dans un système où l’appartenance multiple n’est pas une anomalie mais la norme structurante. Cette approche remet fondamentalement en question les présupposés occidentaux sur la cohérence identitaire et propose un modèle où la fragmentation apparente révèle en réalité une logique sociale sophistiquée d’optimisation des ressources relationnelles.
- Méthodologie ethnographique innovante
L’originalité méthodologique de Rosen réside dans sa capacité à saisir ethnographiquement la dynamique identitaire à travers l’observation minutieuse des interactions quotidiennes à Sefrou. Il développe une approche qui combine l’analyse des discours identitaires, l’observation des pratiques sociales concrètes et l’étude des stratégies relationnelles individuelles. Sa méthode privilégie les situations de négociation identitaire – conflits, alliances, transactions, rituels – comme révélatrices des logiques sociales sous-jacentes. Rosen innove également en refusant de réduire l’identité à des catégories préétablies (tribu, classe, profession) pour plutôt examiner comment ces catégories sont mobilisées, combinées et redéfinies par les acteurs selon leurs objectifs. Cette approche processuelle lui permet de saisir l’identité comme performance sociale continue plutôt que comme attribut stable, révélant la sophistication des stratégies identitaires marocaines.
- Théorie des points d’attachement multiples
Le concept central de « points d’attachement » constitue l’innovation théorique majeure de Rosen. Il démontre que les individus marocains maintiennent simultanément des affiliations à multiples cercles sociaux – famille nucléaire et étendue, tribu d’origine, quartier de résidence, corporation professionnelle, confrérie religieuse, réseaux d’amitié – sans que ces appartenances multiples génèrent de contradictions identitaires insurmontables. Ces points d’attachement fonctionnent comme un portefeuille de ressources relationnelles que l’individu peut activer sélectivement selon les contextes et les besoins. Rosen montre que cette multiplicité n’indique pas une faiblesse de l’organisation sociale mais révèle au contraire une stratégie d’adaptation particulièrement sophistiquée qui permet de maximiser les opportunités tout en minimisant les risques sociaux. Cette théorie remet en question l’idéal occidental de cohérence identitaire pour proposer un modèle alternatif où la fluidité devient une ressource stratégique.
- Dynamiques de négociation identitaire
L’analyse de Rosen révèle que l’identité sociale marocaine émerge du processus de négociation continue entre individus, groupes et contextes sociaux. Il examine comment les acteurs mobilisent stratégiquement différents aspects de leur identité selon les situations – mettant en avant leur origine tribale dans certains contextes, leur compétence professionnelle dans d’autres, leurs liens familiaux selon les besoins. Cette négociation ne relève pas de l’opportunisme mais d’une logique culturelle cohérente qui valorise l’adaptabilité et la capacité à maintenir des relations harmonieuses avec des groupes divers. Rosen démontre que ces négociations identitaires suivent des règles implicites reconnues par tous les acteurs sociaux, créant un système complexe mais prévisible d’interactions sociales. Sa contribution majeure est de montrer que cette apparente instabilité identitaire constitue en réalité une forme particulièrement stable d’organisation sociale adaptée aux conditions historiques et culturelles du Maroc.

- Implications pour l’anthropologie sociale
L’essai de Rosen transforme profondément la compréhension anthropologique de l’identité en proposant un modèle qui dépasse les dichotomies classiques entre individu et société, tradition et modernité, cohérence et fragmentation. Il démontre que les sociétés non-occidentales ne sont pas des versions « incomplètes » ou « transitionnelles » des modèles occidentaux mais possèdent leurs propres logiques d’organisation sociale parfaitement cohérentes et fonctionnelles. Son travail influence durablement les études sur les sociétés musulmanes en offrant des outils conceptuels pour comprendre la complexité identitaire sans la réduire à des catégories occidentales. L’approche de Rosen ouvre également de nouvelles perspectives pour l’anthropologie urbaine en montrant comment les individus naviguent dans la modernité sans abandonner leurs ressources culturelles traditionnelles, mais en les reconfigurant de manière créative et stratégique. [xxvi]
Analyse structurelle de l’essai de Clifford Geertz : « Suq: The Bazaar Economy in Sefrou »
- Architecture conceptuelle de l’essai
L’essai de Geertz s’organise selon une structure concentrique qui reflète sa méthode d’anthropologie interprétative. Il débute par l’observation micro-ethnographique des interactions commerciales quotidiennes au bazar pour progressivement élargir son analyse vers les structures économiques régionales et les logiques culturelles globales de la société marocaine. Cette architecture reflète la théorie geertzienne de la « description dense » où chaque niveau d’analyse révèle des couches de signification de plus en plus complexes. L’auteur structure son argument autour de trois axes analytiques interdépendants : la dimension performative des transactions (rituels de marchandage), la dimension relationnelle de l’économie (réseaux de confiance et d’information), et la dimension symbolique du commerce (intégration des valeurs islamiques). [xxvii] Cette structure tripartite permet à Geertz de démontrer que le bazar ne constitue pas simplement un lieu d’échange économique mais un système culturel total où s’articulent identités sociales, pratiques religieuses et stratégies économiques. [xxviii]
Au sujet du souk de Sefrou, Moulai Hadj Mourad écrit : [xxix]
‘’ L’enquête de terrain menée par C Geertz sur le souk de Sefrou est une remarquable contribution dans l’Anthropologie du Maghreb qui donne un sens et une réflexion sur le bazar comme institution économique et sociale, et son rapport étroit au culturel. Nous assistons à une analyse très avancée de cette institution (le bazar) là où se développe des rapports d’interdépendance entre les acteurs et des symboles qui régularisent la quotidienneté de la population. Il est à noter que le bazar est représenté comme un ensemble formé par les acteurs par des valeurs culturelles et religieuses qui donnent sens à cet espace social et culturel. De même le souk est considéré par Geertz comme une expression culturelle résultant d’une coexistence d’une formation sociale, basée sur une division du travail. Cette division du travail n’a de sens chez les acteurs sans recours à un consensus culturel et social. En outre et pour développer l’aspect culturel du bazar, Geertz déchiffre et analyse le rôle du bazar dans la circulation des nouvelles entre les acteurs et le développement d’une communauté communicante.’’
- Méthodologie de la description dense appliquée
Geertz applique rigoureusement sa méthode de « description dense » en combinant observation participante, analyse des prix, cartographie des flux commerciaux et interprétation des significations symboliques. Sa méthodologie procède par cercles concentriques : il commence par décrire minutieusement des scènes de marchandage spécifiques pour ensuite révéler les règles culturelles implicites qui les gouvernent, puis élargir l’analyse aux réseaux commerciaux inter-régionaux et finalement aux cosmologies islamiques qui donnent sens à l’ensemble. [xxx] Cette approche méthodologique lui permet de démontrer que chaque geste commercial apparemment anodin (négociation des prix, évaluation de la qualité, établissement de la confiance) s’inscrit dans des systèmes de signification culturelle complexes. Geertz innove en refusant de séparer l’analyse économique de l’interprétation culturelle, montrant que la compréhension des mécanismes économiques nécessite la maîtrise des codes culturels locaux.
- Théorie de l’économie culturellement enchâssée
L’innovation théorique majeure de Geertz réside dans sa démonstration que l’économie du bazaar marocain fonctionne selon une rationalité culturellement spécifique qui intègre organiquement les valeurs islamiques, les structures sociales traditionnelles et les impératifs économiques pratiques. Il révèle que les concepts de baraka (bénédiction divine), rizq (subsistance prédestinée) et haram (interdit religieux) ne constituent pas des obstacles à l’efficacité économique mais structurent positivement les pratiques commerciales en créant des cadres de confiance, de légitimité et de régulation sociale. Cette théorie remet radicalement en question les modèles économiques néoclassiques qui postulent l’universalité de la rationalité économique occidentale. Geertz démontre que le bazaar possède sa propre logique d’efficacité basée sur la gestion de l’information incertaine, l’optimisation des relations sociales à long terme et l’intégration harmonieuse des activités économiques dans l’ordre cosmologique islamique. [xxxi]
- Analyse des réseaux relationnels et informationnels
Geertz développe une analyse sophistiquée des réseaux qui structurent l’économie du bazar, montrant comment les liens de parenté, d’origine géographique, d’appartenance confrérique et de compétence professionnelle créent des circuits d’information et de confiance essentiels au fonctionnement commercial. Il démontre que ces réseaux ne constituent pas des « imperfections » du marché mais le marché lui-même : la circulation de l’information sur les prix, la qualité des produits, la solvabilité des clients et les opportunités commerciales s’effectue principalement à travers ces canaux relationnels. Cette analyse révèle que la notion occidentale de « marché parfait » basé sur l’information transparente et la concurrence pure est culturellement spécifique et inadaptée à la compréhension d’économies organisées selon d’autres principes. Geertz montre que l’efficacité du bazar repose précisément sur sa capacité à transformer l’incertitude informationnelle en avantage concurrentiel à travers la mobilisation stratégique des réseaux sociaux.
- Critique de l’économisme occidental
L’essai constitue une critique implicite mais radicale des présupposés de l’économie néoclassique et de l’anthropologie économique substantiviste. Geertz démontre que les catégories analytiques occidentales (offre/demande, rationalité maximisatrice, séparation marché/société) sont inadéquates pour comprendre des systèmes économiques organisés selon d’autres logiques culturelles. Il révèle que l’opposition classique entre économie « traditionnelle » et économie « moderne » masque la sophistication des systèmes économiques non-occidentaux qui possèdent leurs propres formes de rationalité, d’efficacité et d’innovation. Cette critique dépasse le relativisme culturel pour proposer une refondation épistémologique de l’anthropologie économique basée sur la reconnaissance que toute économie est culturellement construite, y compris l’économie de marché occidentale. L’analyse du bazar devient ainsi un miroir critique qui révèle le caractère ethnocentrique des théories économiques dominantes.

- Portée paradigmatique et limites
L’essai de Geertz transforme durablement l’anthropologie économique en établissant que l’analyse économique ne peut être séparée de l’interprétation culturelle. Son influence dépasse les études marocaines pour nourrir les recherches sur l’économie informelle, les marchés financiers islamiques et l’anthropologie de la globalisation. Cependant, l’approche geertzienne peut être critiquée pour sa tendance à privilégier la cohérence culturelle au détriment de l’analyse des contradictions internes, des rapports de pouvoir et des dynamiques de changement social. L’accent mis sur l’interprétation des significations tend parfois à occulter les dimensions matérielles des inégalités économiques et les effets de la domination coloniale sur l’organisation du bazar. Malgré ces limites, l’essai demeure une contribution majeure qui ouvre la voie à une anthropologie économique plus nuancée et culturellement informée. [xxxii]
Analyse structurelle de l’essai d’Hildred Geertz : « The Meanings of Family Ties »
- Architecture conceptuelle et progression analytique
L’essai d’Hildred Geertz s’articule selon une structure dialectique qui oppose constamment les modèles formels de la parenté aux pratiques familiales concrètes observées à Sefrou. Elle débute par une déconstruction critique des approches structuralistes classiques qui réduisent la famille marocaine à des schémas généalogiques figés, pour progressivement révéler la complexité dynamique des relations familiales réelles. Sa progression analytique suit une logique inductive : elle part d’observations ethnographiques minutieuses sur les interactions quotidiennes au sein des foyers pour construire une théorie générale de la parenté comme processus social. Cette architecture reflète son approche phénoménologique qui privilégie l’expérience vécue des acteurs sur les structures abstraites. Geertz organise son argument autour de trois niveaux d’analyse imbriqués : les significations subjectives que les individus attribuent à leurs liens familiaux, les stratégies collectives de reproduction sociale des groupes familiaux, et les transformations historiques qui reconfigurent continuellement l’organisation domestique.
- Méthodologie processuelle et ethnographie des pratiques
Hildred Geertz développe une méthodologie innovante qui combine généalogies détaillées, budgets familiaux, observation des cycles de vie domestiques et analyse des discours sur la parenté. Sa démarche ethnographique privilégie l’étude des pratiques familiales concrètes – gestion des ressources, négociations matrimoniales, transmission des savoirs, résolution des conflits – plutôt que les discours normatifs sur la famille idéale. Cette approche processuelle lui permet de saisir la parenté comme construction sociale continue où les liens sont activés, maintenus ou laissés en dormance selon les contextes et les besoins. Geertz innove méthodologiquement en articulant synchronie et diachronie : elle analyse les configurations familiales présentes tout en retraçant leurs transformations sur plusieurs générations. Cette perspective temporelle révèle comment les familles s’adaptent aux contraintes économiques, politiques et sociales en reconfigurant leurs structures relationnelles sans abandonner leurs logiques culturelles fondamentales.
- Théorie de la parenté comme ressource stratégique
L’innovation théorique centrale d’Hildred Geertz réside dans sa conception de la parenté comme « ressource stratégique » mobilisable plutôt que comme structure contraignante. Elle démontre que les familles marocaines utilisent la flexibilité de leur système de parenté pour optimiser leurs stratégies de reproduction sociale, économique et symbolique. Cette théorie révèle que la distinction entre parenté « réelle » et parenté « fictive » est analytiquement inadéquate : tous les liens familiaux sont socialement construits et leur activation dépend de considérations pragmatiques autant que de proximité généalogique. Geertz montre que les familles développent des « portefeuilles relationnels » complexes où coexistent liens de filiation, d’alliance, d’adoption, de clientèle et d’amitié ritualisée. Cette multiplicité ne génère pas de confusion mais offre des options stratégiques pour faire face aux incertitudes économiques et sociales. Sa théorie remet en question l’opposition occidentale entre liens « naturels » et liens « artificiels » pour proposer un modèle où toute parenté est construction culturelle orientée vers des objectifs sociaux.
- Analyse des stratégies familiales de reproduction sociale
Geertz développe une analyse sophistiquée des mécanismes par lesquels les familles marocaines assurent leur reproduction sociale à travers les générations. Elle examine comment les stratégies matrimoniales, les investissements éducatifs, les choix résidentiels et les activités économiques s’articulent pour maintenir ou améliorer le statut familial. Son analyse révèle que ces stratégies ne relèvent pas de calculs individuels mais de délibérations collectives complexes où interviennent considérations économiques, alliances politiques, obligations religieuses et aspirations de prestige. Geertz montre que la réussite de ces stratégies dépend de la capacité des familles à coordonner les intérêts parfois divergents de leurs membres tout en s’adaptant aux transformations de leur environnement social. Cette analyse révèle la sophistication des familles marocaines qui fonctionnent comme de véritables entreprises sociales capables de planification à long terme et d’adaptation stratégique aux circonstances changeantes.
- Critique des modèles structuralistes de la parenté
L’essai constitue une critique fondamentale des approches structuralistes qui réduisent la parenté à des systèmes de règles formelles et de positions statutaires. Hildred Geertz démontre que ces modèles, développés principalement à partir de sociétés africaines « segmentaires », sont inadéquats pour comprendre la complexité des systèmes familiaux moyen-orientaux caractérisés par leur flexibilité et leur adaptabilité. Elle révèle que la fameuse « famille arabe patriarcale » décrite par les orientalistes est largement mythique : les familles réelles développent des configurations variées selon leurs ressources, leurs contraintes et leurs objectifs. Cette critique dépasse la simple correction ethnographique pour proposer une refondation épistémologique de l’anthropologie de la parenté basée sur l’étude des pratiques plutôt que des structures, des significations plutôt que des règles, des processus plutôt que des états. Hildred Geertz montre que cette approche est nécessaire pour comprendre comment les systèmes de parenté évoluent et se transforment sans perdre leur cohérence culturelle.
- Dimensions de genre et dynamiques intergénérationnelles
Bien que ce ne soit pas son focus principal, Geertz développe une analyse nuancée des rapports de genre au sein des familles marocaines qui dépasse les stéréotypes orientalistes sur la « domination masculine ». Elle révèle que les femmes marocaines, malgré les contraintes formelles, développent des stratégies d’influence et de pouvoir considérables à travers la gestion des alliances matrimoniales, le contrôle des ressources domestiques et la médiation des conflits familiaux. Son analyse des dynamiques intergénérationnelles montre comment les relations entre parents et enfants, beaux-parents et belles-filles, oncles et neveux se négocient continuellement selon les cycles de vie et les transformations sociales. Cette perspective révèle que les hiérarchies familiales ne sont pas figées mais constamment renégociées, offrant des possibilités d’ascension sociale et de redéfinition des rôles même dans des contextes apparemment traditionnels.
- Portée théorique et influence disciplinaire
L’essai d’Hildred Geertz transforme durablement l’anthropologie de la parenté en établissant que les systèmes familiaux ne peuvent être compris qu’à travers l’analyse de leurs pratiques concrètes et de leurs significations locales. Son influence dépasse les études moyen-orientales pour nourrir les recherches sur les familles transnationales, les recompositions familiales contemporaines et l’anthropologie des migrations. Sa démonstration que la parenté fonctionne comme ressource stratégique plutôt que comme contrainte structurelle ouvre de nouvelles perspectives pour comprendre comment les familles naviguent dans la modernité. Cependant, son approche peut être critiquée pour sa tendance à privilégier les stratégies familiales au détriment de l’analyse des contraintes structurelles (économiques, politiques, juridiques) qui limitent les possibilités d’action des familles. L’accent mis sur l’agency familiale tend parfois à occulter les rapports de pouvoir externes qui façonnent les conditions de reproduction sociale. Malgré ces limites, l’essai demeure une contribution majeure qui enrichit considérablement la compréhension anthropologique de la famille comme institution dynamique et culturellement construite.
Pourquoi le souk de Sefrou dans l’analyse anthropologique « dense » de Geertz et son équipe ?
Clifford Geertz, figure centrale de l’anthropologie interprétative, s’est illustré par son approche dite de la « description dense » (thick description). Cette méthode vise à décoder le réseau complexe de significations que les individus attribuent à leurs actions quotidiennes. Dans ‘’Meaning and Order in Moroccan Society’’ (Geertz, Geertz & Rosen, 1979), le souk de Sefrou constitue le terrain par excellence pour illustrer cette démarche. Loin d’être choisi au hasard, ce marché incarne un microcosme où se condensent les logiques économiques, sociales, morales et symboliques de la société marocaine. [xxxiii]
Sefrou, petite ville située au pied du Moyen Atlas, occupe historiquement une position charnière entre les zones tribales montagneuses et la grande ville de Fès. Cette situation géographique en fait un carrefour commercial et culturel, fréquenté par des populations diverses : paysans amazighs, commerçants arabophones, juifs marocains et notables urbains. [xxxiv] Pour Geertz, cette pluralité rend Sefrou exemplaire pour étudier comment différentes traditions, statuts et systèmes de valeurs coexistent et s’articulent autour du marché hebdomadaire. Ainsi, le souk de Sefrou devient un terrain « stratégiquement localisé » pour saisir, en miniature, des phénomènes de portée générale dans la société marocaine. [xxxv]
- Le souk comme théâtre du sens social
Geertz rejette l’idée que l’économie du bazar soit un simple marché désorganisé. Pour lui, le souk est un réseau complexe d’interactions où chaque geste, chaque négociation, chaque rumeur contribue à maintenir un ordre symbolique. Le souk de Sefrou offrait un cas idéal pour déployer une « description dense » : en observant minutieusement le marchandage, l’échange d’informations et la régulation informelle de la confiance, Geertz et Rosen montrent comment la vie économique est enracinée dans des obligations morales et des codes de conduite partagés. Rosen (1984, p. 180) résume cela ainsi : « The bazaar is a moral community as much as an economic one. » [xxxvi]
- Un terrain pour illustrer l’universalité de l’interprétation
Le choix de Sefrou répond aussi à l’ambition théorique de Geertz : démontrer que l’anthropologie interprétative peut décoder n’importe quel contexte culturel à travers l’analyse du sens. Le souk de Sefrou est particulier, mais il révèle des logiques sociales que l’on peut comparer à d’autres marchés du Maghreb, du Moyen-Orient ou même d’Asie du Sud. Geertz (1979) met en évidence l’importance de l’information imparfaite, du courtage et de la réputation — traits typiques d’une économie de bazar — pour illustrer comment le marché « parle » la culture locale tout en renvoyant à des principes anthropologiques généraux.
- Une méthodologie expérimentale et innovante
Le souk de Sefrou offrait enfin un terrain idéal pour expérimenter une ethnographie collaborative : Geertz, sa femme Hildred et Lawrence Rosen ont conjugué leurs expertises pour observer simultanément différents aspects du souk : pratiques juridiques, interactions économiques, et formes de régulation morale. Cette approche multi-voix enrichit la « description dense » et en fait un modèle méthodologique. En choisissant un souk vivant, quotidien, et parfaitement inséré dans une ville « ordinaire », Geertz et son équipe évitent l’exotisation du terrain : au contraire, ils rendent visibles des structures de sens ordinairement invisibles aux yeux des observateurs extérieurs.
Le choix du souk de Sefrou par Geertz et son équipe est tout sauf anecdotique. Il illustre à la fois la pertinence de la description « dense » et l’efficacité de l’anthropologie interprétative [xxxvii] pour dévoiler l’ordre symbolique sous-jacent aux interactions économiques les plus banales. Sefrou, par sa diversité et sa position charnière, offre un laboratoire unique où s’articulent échanges matériels, confiance interpersonnelle, hiérarchies sociales et reproduction de l’ordre moral. À travers ce cas, Geertz a légué à l’anthropologie un modèle toujours fécond : celui d’une lecture fine des sociétés par leurs pratiques quotidiennes, là où le trivial révèle le sens profond.
Le cadre de l’ouvrage
L’ouvrage « Meaning and Order in Moroccan Society: Three Essays in Cultural Analysis » constitue une contribution majeure à l’anthropologie culturelle du Maghreb. Il représente une synthèse exemplaire de l’anthropologie interprétative appliquée à l’étude d’une société complexe nord-africaine. L’œuvre s’articule autour d’une introduction générale, de trois essais principaux, de sept annexes et d’appendices comprenant des tables statistiques et des données ethnographiques détaillées. [xxxviii]
- Cadre théorique et méthodologique
Cette œuvre s’inscrit pleinement dans le paradigme de l’anthropologie interprétative développée par Clifford Geertz, constituant une application paradigmatique de sa méthode de « description dense » (thick description) à l’étude de la société marocaine. [xxxix] L’approche adoptée par les trois auteurs combine de manière innovante l’ethnographie classique avec l’analyse économique anthropologique, l’étude des systèmes symboliques et la sociologie des organisations sociales. Cette synthèse interdisciplinaire permet une compréhension nuancée des structures de sens qui organisent la société marocaine traditionnelle, dépassant les analyses superficielles pour révéler les logiques culturelles profondes qui sous-tendent les pratiques sociales observées.

- Terrain d’étude et choix méthodologiques
Le choix de Sefrou comme terrain d’étude n’est pas fortuit mais résulte d’une réflexion méthodologique approfondie. Cette ville du Moyen Atlas marocain présente les caractéristiques d’une société marocaine traditionnelle tout en offrant une diversité culturelle remarquable, notamment par la coexistence historique entre communautés musulmane et juive. Sefrou constitue un carrefour commercial important entre l’Atlas et les plaines, préservant ses traditions artisanales tout en maintenant une architecture urbaine traditionnelle avec sa médina et son mellah. Cette configuration géographique et sociale fait de Sefrou un laboratoire idéal pour observer les dynamiques culturelles complexes de la société marocaine, permettant aux auteurs de développer une analyse à la fois localisée et représentative des structures sociales plus larges du Maghreb.
- Apports théoriques et innovations conceptuelles
L’ouvrage apporte des contributions théoriques durables à plusieurs domaines de l’anthropologie. En anthropologie économique, il déconstruit les modèles économiques occidentaux pour proposer une compréhension culturellement située des économies traditionnelles, théorisant les mécanismes des économies d’information imparfaite dans les contextes non-occidentaux. En anthropologie symbolique, il développe une approche interprétative des pratiques économiques et sociales, analysant les systèmes de sens qui structurent l’action sociale et étudiant les rituels dans leur fonction organisatrice. En anthropologie juridique, il explore le pluralisme juridique et l’articulation entre droit islamique et coutumes locales, contribuant à une compréhension anthropologique du droit comme système culturel.
Les aspects anthropologiques saillants de « Meaning and Order in Moroccan Society »
- Innovation méthodologique : L’anthropologie interprétative appliquée
L’aspect le plus révolutionnaire de cette œuvre réside dans l’application systématique de la méthode de « description dense » (thick description) de Geertz à l’étude d’une société complexe. Cette approche dépasse l’observation ethnographique traditionnelle pour saisir les « webs of significance » – les réseaux de significations culturelles qui donnent sens aux actions sociales. Les auteurs ne se contentent pas de décrire les pratiques observées mais déconstruisent les systèmes symboliques qui les sous-tendent, révélant comment les acteurs sociaux marocains construisent et négocient le sens dans leurs interactions quotidiennes. [xl]
Cette méthode interprétative permet de comprendre les logiques culturelles internes plutôt que d’imposer des grilles d’analyse externes. Par exemple, l’analyse du souk ne part pas de modèles économiques occidentaux mais cherche à comprendre comment les marchands marocains conceptualisent l’échange, l’information et la valeur. Cette approche emic/émique (du point de vue des acteurs) versus etic/étique (du point de vue de l’observateur externe) constitue une innovation méthodologique majeure qui influencera durablement l’anthropologie culturelle.
- Anthropologie économique : Déconstruction des universaux économiques
L’analyse de Geertz du bazar de Sefrou révolutionne l’anthropologie économique en démontrant que les mécanismes de marché ne fonctionnent pas selon des logiques universelles. [xli] Le concept d’économie d’information imparfaite développé dans l’ouvrage montre comment, dans le contexte du souk marocain, l’information devient une ressource stratégique rare et coûteuse, créant des dynamiques économiques spécifiques.
Les auteurs révèlent que les transactions économiques sont profondément enchâssées (embedded) dans les relations sociales, familiales et religieuses. Les réseaux de confiance, les liens de parenté et les alliances communautaires déterminent les possibilités d’échange autant que les considérations purement économiques. Cette analyse préfigure les développements ultérieurs de l’anthropologie économique, notamment les travaux sur l’économie morale et les marchés socialement construits. [xlii]
L’aspect le plus saillant est la démonstration que les acteurs économiques du bazar développent des stratégies informationnelles sophistiquées – recherche, vérification, négociation de l’information – qui constituent le véritable cœur de l’activité commerciale. [xliii] Cette approche remet en question les modèles néoclassiques de concurrence parfaite et d’information transparente.
- Anthropologie symbolique : Les systèmes de sens comme structures sociales
L’ouvrage développe une approche anthropologique où les symboles, rituels et représentations culturelles ne sont pas de simples ornements sociaux mais constituent les structures mêmes qui organisent la société. Les auteurs montrent comment les systèmes symboliques marocains – religieux, économiques, juridiques – s’articulent pour créer un ordre social cohérent.
L’analyse révèle notamment comment les références islamiques, les traditions amazighes et les influences arabes se combinent dans un syncrétisme culturel original. Les rituels économiques du souk, par exemple, ne relèvent pas seulement de l’efficacité commerciale mais participent d’un système symbolique plus large qui définit les rôles sociaux, les hiérarchies et les valeurs collectives.
Cette approche symbolique permet de comprendre comment les acteurs sociaux marocains naviguent entre différents registres culturels – moderne/traditionnel, urbain/rural, islamique/local – sans contradiction apparente, parce qu’ils maîtrisent les codes symboliques qui permettent ces articulations complexes.
- Anthropologie juridique : Le pluralisme normatif en action
L’essai de Lawrence Rosen constitue une contribution majeure à l’anthropologie juridique en analysant comment le droit islamique (fiqh) s’articule avec les coutumes locales, les pratiques administratives modernes et les logiques sociales communautaires. Cette analyse du pluralisme juridique révèle comment les acteurs sociaux marocains mobilisent différentes sources normatives selon les contextes et les enjeux.
L’aspect anthropologique le plus saillant est la démonstration que le droit n’est pas simplement appliqué mais constamment réinterprété et négocié par les acteurs sociaux. Les juges, les médiateurs traditionnels et les parties en conflit participent à une construction collective du sens juridique qui adapte les normes abstraites aux réalités sociales concrètes.
Cette approche révèle également comment les institutions juridiques fonctionnent comme des espaces de production culturelle où se définissent les conceptions de la justice, de l’équité et de l’ordre social. Le droit devient ainsi un terrain privilégié d’observation des dynamiques culturelles plus larges.

- Anthropologie urbaine : La ville comme laboratoire culturel
Sefrou est analysée non comme un simple terrain d’étude mais comme un microcosme révélateur des dynamiques culturelles du Maroc. L’approche urbaine des auteurs montre comment l’espace citadin – médina, souk, quartiers résidentiels – structure les interactions sociales et façonne les identités culturelles.
L’analyse révèle comment l’organisation spatiale de la ville reflète et reproduit les hiérarchies sociales, les distinctions religieuses (musulmans/juifs) et les spécialisations économiques. La géographie urbaine devient ainsi un texte culturel que les anthropologues apprennent à déchiffrer. [xliv]
L’aspect le plus innovant est la démonstration que la ville marocaine traditionnelle fonctionne selon des logiques d’intégration culturelle spécifiques, où la diversité (ethnique, religieuse, professionnelle) est organisée selon des principes d’équilibre et de complémentarité plutôt que de ségrégation ou d’assimilation.
- Anthropologie comparative : Relativisme culturel et universaux humains
L’ouvrage développe une approche comparative subtile qui évite à la fois l’ethnocentrisme et le relativisme absolu. Les auteurs montrent comment des institutions apparemment universelles (marché, famille, justice) prennent des formes culturellement spécifiques qui révèlent des logiques sociales distinctes.
Cette approche comparative permet de questionner les catégories analytiques occidentales sans tomber dans l’exotisme ou l’orientalisme. Les auteurs révèlent la sophistication des systèmes culturels marocains tout en les rendant intelligibles pour un public académique international.
L’aspect anthropologique le plus saillant est la démonstration que la compréhension interculturelle nécessite un travail de traduction conceptuelle qui respecte la logique interne des systèmes culturels étudiés tout en les rendant communicables dans le langage des sciences sociales.
- Anthropologie réflexive : Conscience méthodologique et épistémologique
Bien qu’antérieur au tournant réflexif explicite de l’anthropologie, l’ouvrage manifeste une conscience méthodologique remarquable. Les auteurs explicitent leurs choix théoriques, les méthodes d’enquête et leurs processus d’interprétation, offrant une transparence épistémologique qui permet au lecteur d’évaluer la validité de leurs analyses.
Cette dimension réflexive se manifeste notamment dans la reconnaissance des limites de leur approche, l’explicitation de leurs présupposés théoriques et la justification de leurs choix interprétatifs. Cette conscience méthodologique contribue à établir des standards de rigueur pour l’anthropologie interprétative.
- Impact paradigmatique : Renouvellement de l’anthropologie du monde arabe
L’ouvrage marque une rupture avec les approches orientalistes traditionnelles de l’anthropologie du monde arabe en développant une analyse qui prend au sérieux la sophistication culturelle des sociétés maghrébines. Les auteurs évitent les stéréotypes sur le « traditionalisme » ou la « modernisation » pour révéler la complexité dynamique des systèmes culturels marocains. [xlv]
Cette approche influence durablement les études anthropologiques sur le Maghreb et le monde musulman, établissant des standards méthodologiques et théoriques qui continuent d’inspirer les recherches contemporaines. [xlvi] L’ouvrage démontre la possibilité d’une anthropologie respectueuse et scientifiquement rigoureuse des sociétés non-occidentales, ouvrant la voie à des collaborations intellectuelles plus équilibrées entre chercheurs occidentaux et intellectuels du monde arabe. [xlvii]
Les contradictions dans la méthode anthropologique utilisée par Clifford Geertz
Les contradictions dans la méthode anthropologique utilisée par Clifford Geertz pour l’étude du souk de Sefrou reposent principalement sur un décalage entre ses principes généraux d’anthropologie interprétative et la manière dont il applique sa méthode dans cette monographie. [xlviii]
- Absence d’explicitation méthodologique dans l’ouvrage
Alors que Geertz et ses collaborateurs défendent habituellement une anthropologie fondée sur la « description dense » et l’ancrage dans le point de vue indigène, sa monographie sur le souk de Sefrou ne détaille pas les conditions concrètes de l’enquête ni la méthode employée, contrairement aux travaux de Paul Rabinow sur un autre terrain marocain. Cette absence crée une opacité méthodologique qui rend difficile la vérification et la compréhension fine de ses démarches. [xlix]
- Essentialisme et simplification du « point de vue indigène »
Geertz affirme l’importance de comprendre la société du point de vue des Marocains eux-mêmes, mais dans l’étude du souk, il semble réduire ce point de vue à une vision unifiée et homogène, alors que la société locale est composée de groupes sociaux divers et parfois conflictuels (Sefriouis, Juifs, Arabes, Imazighen). Cette homogénéisation masque la complexité, les stratégies multiples et les tensions internes, ce qui va à l’encontre de son propre principe d’interprétation plurielle.
- Fixité morphologique versus dynamique des interactions
Geertz privilégie une approche morphologique, décrivant le souk « à vue d’avion » par des statistiques, des cartes et des classifications qui figent les catégories sociales et spatiales. Or, il reconnaît lui-même que ces catégories sont floues et manipulées par les acteurs. Cette fixation sur la structure sociale et économique occulte les performances discursives, les négociations, les improvisations et les arrangements situationnels qui sont pourtant au cœur du fonctionnement réel du souk. Ce choix contraste avec d’autres approches plus fines qui plongent dans les interactions et les dynamiques locales.
- Tension entre micro et macro
Geertz cherche à articuler le micro (détails locaux) et le macro (modèles globaux), en construisant un modèle d’« économie de bazar » applicable à l’ensemble du Maghreb et au-delà. Cette ambition théorique conduit à une uniformisation et à une généralisation qui peut réduire la singularité du terrain étudié et négliger la diversité des pratiques et des contextes locaux. Cette démarche soulève la question de la validité et de la pertinence d’un modèle unique pour décrire des réalités sociales complexes et variées.
- Rejet critique des modèles segmentaires sans alternative convaincante
Geertz rejette le modèle segmentaire classique (très utilisé dans l’anthropologie maghrébine) mais ne propose pas toujours une alternative pleinement argumentée pour expliquer la complexité sociale. Son modèle basé sur la communication imparfaite et la recherche d’information crédible dans le souk est original, mais il peut apparaître insuffisant pour rendre compte de toutes les dimensions sociales et culturelles du terrain.

En résumé :
Contradiction | Description |
Méthode peu explicitée | Absence de détails sur la démarche concrète d’enquête dans l’ouvrage |
Point de vue indigène essentialisé | Vision homogène masquant la diversité sociale réelle |
Morphologie figée | Statistiques et cartes figent la réalité alors que les catégories sont floues et manipulées |
Micro vs macro | Modèle généralisant au détriment de la singularité locale |
Rejet sans alternative claire | Critique des modèles segmentaires sans proposition pleinement convaincante |
Ces contradictions reflètent les difficultés à concilier une anthropologie interprétative exigeante avec la production d’un modèle théorique généralisable, ainsi que la tension entre description dense et analyse dynamique des interactions sociales. [l]
Conclusion
L’approche de Clifford Geertz sur le souk de Sefrou se distingue nettement des autres études sur les marchés marocains par plusieurs aspects méthodologiques et analytiques.
D’abord, Geertz adopte une perspective interprétative et néo-weberienne, centrée sur la compréhension du souk comme une institution sociale et culturelle complexe, non seulement un lieu d’échange économique mais aussi un espace où se négocient des relations sociales, des identités et des valeurs morales. Cette approche dépasse les analyses strictement économiques ou structurelles, en insistant sur la « signification » et le « sens » que les acteurs donnent à leurs pratiques dans le souk. [li]
Ensuite, Geertz privilégie une description dense et holistique du souk, combinant données quantitatives (nombre de boutiques, professions, ateliers), analyses spatiales (foundouks, marchés annexes) et exploration des mécanismes régulateurs (qirâd, zttata). Cette démarche lui permet de construire un modèle d’« économie de bazar » applicable à d’autres marchés traditionnels du Maghreb et du Moyen-Orient, ce qui le distingue des études plus localisées ou sectorielles. [lii]
Cependant, cette approche a aussi ses limites : Geertz tend à figer les catégories sociales (Sefriouis, Juifs, Arabes, Imazighen) et à simplifier la complexité des stratégies individuelles et des négociations discursives qui animent réellement le souk. Contrairement à d’autres chercheurs qui plongent au cœur des interactions, des performances et des improvisations, Geertz reste souvent sur une morphologie sociale statique, ce qui a suscité des critiques. [liii]
Aspect | Approche de Geertz | Autres études sur les marchés marocains |
Perspective | Interprétative, néo-weberienne, culturelle | Souvent fonctionnelle, économique ou segmentaire |
Objet d’étude | Souk comme institution sociale, culturelle et économique | Souvent marché comme lieu d’échange ou système segmentaire |
Méthodologie | Description dense, analyse spatiale, mécanismes régulateurs | Approches plus localisées, centrées sur les interactions ou les segments sociaux |
Catégorisation sociale | Fixe et essentialiste (groupes ethniques, identités) | Plus attentive à la fluidité et aux négociations individuelles |
Ambition théorique | Modèle d’« économie de bazar » comparatiste | Moins systématique, plus empirique ou sectorielle |
Ainsi, l’originalité de Geertz réside dans sa capacité à penser le souk comme une forme culturelle et sociale majeure, tout en proposant un cadre théorique large, mais au prix d’une certaine simplification des dynamiques internes du marché.
Enfin, Geertz s’inscrit dans une tradition anthropologique qui cherche à articuler le micro (détails locaux) et le macro (structures globales) dans un aller-retour dialectique, ce qui lui permet de proposer une vision à la fois empirique et théorique du souk comme reflet de la société marocaine dans son ensemble. Cette ambition comparatiste et théorique est moins présente dans d’autres travaux plus descriptifs ou fonctionnels. [liv]
Notes de fin de texte :
[i] Rosen, L. (Éd. & Intro.) (2022). Sūq: Geertz on the Market [Réédition de l’essai de Geertz sur le souk de Sefrou]. Hau Books. https://www.haubooks.org/books/suq-geertz-on-the-market/
[ii] L’anthropologie symbolique est une branche de l’anthropologie culturelle qui s’intéresse aux symboles, aux rituels, aux mythes et à toutes les formes de significations partagées par une société. Elle étudie comment les êtres humains donnent du sens à leur monde à travers des représentations symboliques et comment ces représentations structurent la vie sociale.
[iii] Geertz, C. (1993 [1e éd. 1973]). « Thick Description: Toward an Interpretive Theory of Culture », in The Interpretation of Cultures, (p. 6). Fontana Press.
[iv] Mary, A. (1998). La description dense. Enquête, (1). https://journals.openedition.org/enquete/1443
Traduction et commentaire de l’essai de Geertz sur la description dense, qui souligne la portée épistémologique et méthodologique majeure de ce concept dans l’anthropologie interprétative.
[v] Geertz, C., Geertz, H., & Rosen, L. (1979). Meaning and order in Moroccan society: Three essays in cultural analysis. Cambridge University Press.
[vi] Chtatou, M. (2020). Encounters with American anthropologists. Hespéris-Tamuda, 55(3), 157–171. https://www.hesperis-tamuda.com/Downloads/2020/fascicule-2/13.pdf
As a young Moroccan whose English was still developing, Chtatou vividly recalls meeting Geertz’s group—particularly when his father, a senior Ministry of Interior official, hosted and protected them. He expresses both pride and a sense of communication barrier, noting that their exchanges were often limited to smiles
[vii] Marcus, G. E., & Fischer, M. M. J. (1986). Anthropology as cultural critique: An experimental moment in the human sciences. University of Chicago Press.
Marcus et Fischer prolongent la réflexion de Geertz en explorant comment l’anthropologie peut devenir critique vis-à-vis de ses propres outils. Ils montrent comment la posture interprétative ouvre des pistes pour repenser la place du chercheur et la production du savoir ethnographique.
[viii] Aucante, Y. (2005). Notes sur Clifford Geertz, les sciences sociales et le politique. Raisons politiques, 18(2), 139-148. https://doi.org/10.3917/rai.018.0139.
[ix] Chtatou, M. (2023, January 25). The history of the Jews of Sefrou: Analysis. Eurasia Review. https://www.eurasiareview.com/25012023-the-history-of-the-jews-of-sefrou-analysis/
[x] Céfaï, D. (2003). Présentation. In C. Geertz, Le souk de Sefrou : sur l’économie du bazar (pp. 7–33). Éditions Bouchène.
Longue introduction analytique de Céfaï, précieuse pour comprendre la démarche de Geertz et le contexte scientifique.
[xi] Céfaï, D. (1999). L’anthropologie interprétative de Clifford Geertz. Sociologie et sociétés, 31(2), 125–150.
Cet article de revue offre une synthèse claire de l’approche interprétative de Geertz et consacre plusieurs pages à l’exemple du souk de Sefrou. Céfaï discute la méthode de la « description dense » et l’application concrète de cette méthode à l’analyse du commerce, du crédit et de la rumeur dans le souk marocain.
[xii] Geertz, C. (2003). Le souk de Sefrou : sur l’économie du bazar (D. Céfaï, Trans. & Ed.). Éditions Bouchène. (Original work published 1979).
[xiii] Geertz, C. (2023). Sūq. HAU.
[xiv] Inglis, F. (2000). Clifford Geertz. Culture, Custom and Ethics. Polity Press.
[xv] Chtatou, M. (2020, March 28). Sefrou: Moroccan city of religious symbiosis between Islam and Judaism – Analysis. Eurasia Review. https://www.eurasiareview.com/28032020-sefrou-moroccan-city-of-religious-symbiosis-between-islam-and-judaism-analysis/
[xvi] Hissong, K. (2017). Jewish Morocco: Religious and national identity during the French Protectorate. History Compass, 15(8), e12405.
[xvii] Geertz, C. (1995). After the Fact: Two Countries, Four Decades, One Anthropologist. Harvard University Press.
[xviii] Del Cairo, C., & Jaramillo Marín, J. (2008). Clifford Geertz y el ensamble de un proyecto antropológico crítico. Tabula Rasa, (8), 15-44.
[xix] Addi, L. (2013). Deux anthropologues au Maghreb : Ernest Gellner et Clifford Geertz. Archives contemporaines.
Dans cet ouvrage, Lahouari Addi, sociologue et politologue algérien, propose une lecture comparative de l’œuvre de deux figures majeures de l’anthropologie du Maghreb : Ernest Gellner et Clifford Geertz. Il examine leur approche du religieux, du social et du politique dans les sociétés nord-africaines, en montrant comment leurs paradigmes respectifs — rationaliste et interprétatif — reflètent des conceptions différentes de la modernité et de la tradition. L’auteur situe leurs analyses dans le contexte postcolonial et discute de leur influence sur la compréhension des sociétés maghrébines contemporaines. Ce livre constitue une ressource précieuse pour les chercheurs en sciences sociales intéressés par la pensée critique sur l’islam, l’identité et la modernité au Maghreb.
[xx] Bensa, A., & Fassin, E. (Eds.). (2002). Geertz à l’œuvre. Karthala.
Cet ouvrage collectif réunit des articles de divers anthropologues francophones sur l’héritage de Geertz. Plusieurs contributions reviennent sur le cas de Sefrou pour illustrer comment l’économie du bazar sert de paradigme pour penser la vie sociale comme une production de sens partagée, négociée et contextuelle.
[xxi] Doumane, S. (2010). Marché (Ssuq). Encyclopédie berbère, (30), 4594-4603.
[xxii] Rosen, L. (1984). Bargaining for Reality: The Construction of Social Relations in a Muslim Community. University of Chicago Press.
Lawrence Rosen, collaborateur de Geertz, approfondit dans ce livre les mécanismes de négociation et de construction sociale dans un contexte marocain (incluant Sefrou). Il montre comment les relations personnelles, la réputation et les discours façonnent les échanges économiques, complétant ainsi les analyses de Geertz sur le souk
[xxiii] Bonte, P. (1991). Bazar et économie de bazar. In P. Bonte & M. Izard (Dirs.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie (pp. 76–78). PUF.
Entrée encyclopédique qui résume le concept d’« économie de bazar » formulé par Geertz à partir de Sefrou. Bonte explicite comment ce modèle a nourri la comparaison avec d’autres marchés orientaux et informels, influençant la sociologie économique et les études sur l’informalité.
[xxiv] Eickelman, D. F. (1998). The Middle East and Central Asia: An Anthropological Approach (4th ed.). Prentice Hall.
Eickelman discute des travaux de Geertz sur le Maroc, notamment son analyse des souks comme espaces de « thick description » (description dense). Il souligne l’apport méthodologique de Geertz dans l’étude des marchés traditionnels et leur rôle dans la structuration des sociétés musulmanes.
[xxv] Peraldi, M. (2025). Bazaar economy. In Elgar Encyclopedia of Global Migration (pp. 82-83). Edward Elgar Publishing.
[xxvi] Battesti, V., & Puig, N. (2021). Urban anthropology: The MENA region (Middle East and North Africa). In H. Callan (Ed.), The International Encyclopedia of Anthropology. Wiley-Blackwell.
[xxvii] Eickelman, D. F. (1982). The study of Islam in local contexts. Journal of Developing Societies, 17(1), 1–13.
[xxviii] Geertz, C. (1968). Islam Observed: Religious Development in Morocco and Indonesia. Yale University Press.
Bien que cet ouvrage ne traite pas exclusivement du souk de Sefrou, il offre un cadre comparatif pour comprendre comment l’islam influence les pratiques économiques et sociales au Maroc. Geertz y développe des concepts clés comme la « culture économique islamique », qui éclairent certaines dynamiques observables dans le souk, comme le rôle de la religion dans les transactions et la construction de la confiance.
[xxix] Moulai Hadj, M. (2016). Le Souk de Sefrou: une contribution de Geertz dans la réévaluation de la culture. Revue des Sciences Sociales, 4(1), 27-38.
[xxx] Geertz, C. (1992). Observer l’islam : changements religieux au Maroc et en Indonésie. La Découverte.
[xxxi] Rosen, L. (2002). L’islam et le quotidien : Une anthropologie du droit et de la culture au Maroc (F. Pouillon, Trad.). Maisonneuve et Larose. (Ouvrage original publié en anglais en 1984).
Co-auteur du travail sur Sefrou, Rosen développe ici sa lecture du souk comme un espace où se négocie le droit, la confiance et l’éthique islamique au quotidien. Cet ouvrage approfondit et contextualise la thèse du souk comme communauté morale, prolongée de l’essai « Suq ».
[xxxii] Glasser, J. (2016). Addi Lahouari, 2013, Deux anthropologues au Maghreb: Ernest Gellner et Clifford Geertz. Paris, Éditions des archives contemporaines, 288 p. Journal des africanistes, (86-1), 341-342.
[xxxiii] Rachik, H. (2009). Moroccan Islam? On Geertz’s Generalization. ARCHIVIO ANTROPOLOGICO MEDITERRANEO on line ANNO XII/XIII (2009-2010), 12(2), 5.
[xxxiv] Chtatou, M. (2022, December 29). Jewish‑Muslim Conviviality in Morocco – Analysis. Eurasia Review. Retrieved from https://www.eurasiareview.com/29122022-jewish-muslim-conviviality-in-morocco-analysis/
[xxxv] Chtatou, M. (2016, July 30). A Discussion with Mohamed Chtatou [Interview by M. Fox Ahmed]. Georgetown University Berkley Center. https://berkleycenter.georgetown.edu/interviews/a-discussion-with-mohamed-chtatou-mohammed-v-university
[xxxvi] Rosen, L. (1984). Bargaining for Reality: The Construction of Social Relations in a Muslim Community (p. 180). University of Chicago Press.
[xxxvii] Geertz, C. The Interpretation of Religion Some Remarks on the Work of Clifford Geertz. On Symbolic Representation of Religion, 70.
[xxxviii] Geertz, C. (2000). Available Light: Anthropological Reflections on Philosophical Topics. Princeton University Press.
[xxxix] Lee, S. (2025, May 24). Thick Description in Anthropology. Number Analytics. https://www.numberanalytics.com/blog/thick-description-in-anthropology
Présentation synthétique et accessible du concept, retraçant ses origines chez Gilbert Ryle et son développement par Geertz, avec un focus sur les caractéristiques et l’importance de la description dense.
[xl] L’anthropologie interprétative est un courant de l’anthropologie culturelle qui conçoit la culture comme un système de significations partagées, que l’anthropologue doit déchiffrer et interpréter, plutôt que de le réduire à des structures fonctionnelles ou à des lois universelles.
Cette approche, développée principalement par Clifford Geertz à partir des années 1960–70, s’inspire des méthodes herméneutiques (l’art de l’interprétation des textes) et sémiotiques (l’étude des signes) pour lire les actions sociales comme des « textes » emplis de symboles.
« L’homme est un animal suspendu dans des toiles de significations qu’il a lui-même tissées »
— Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures (1973).
Dans son étude du souk de Sefrou, Geertz ne décrit pas seulement les prix ou l’organisation matérielle : il interprète comment les habitants perçoivent le marchandage, la confiance et la réputation — révélant ainsi le souk comme une communauté morale, pas seulement un marché économique.
[xli] Geertz, Clifford. (1978). The bazaar economy: Information and search in peasant marketing. American Economic Review, 68(2), 28–32.
Article complémentaire où Geertz développe le concept d’« économie de bazar », mettant en lumière les mécanismes d’information et de recherche dans les marchés paysans, dont le souk de Sefrou est un exemple paradigmatique. Cette publication éclaire la dimension économique et les stratégies des acteurs dans un cadre culturel donné.
[xlii] Spear, R. (2010). Religion and social entrepreneurship. In Values and opportunities in social entrepreneurship (pp. 31-51). Palgrave Macmillan UK.
[xliii] Lanchet, Walter. (2004). Compte rendu de Le Souk de Sefrou de Clifford Geertz. Les Annales de la recherche urbaine, 97, 158-160.
Analyse critique et synthétique de l’ouvrage de Geertz, soulignant sa richesse empirique et sa contribution à l’anthropologie économique. Lanchet met en avant la portée théorique de l’étude et son intérêt pour les chercheurs en sciences sociales, tout en notant la densité et la complexité du texte.
[xliv] Chtatou, M. (2022, September 1). Jewish music and singing in Morocco – Analysis. Eurasia Review. https://www.eurasiareview.com/01092022-jewish-music-and-singing-in-morocco-analysis/
[xlv] Saint-Blancat, C. (2011). [Review of Clifford Geertz. Interprétation et culture, by L. Addi & L. Obadia]. Archives de Sciences Sociales Des Religions, 56(156), 86–88. http://www.jstor.org/stable/41336092
[xlvi] Addi, L. (Éd.). (2003). L’anthropologie du Maghreb : Les apports de Berque, Bourdieu, Geertz et Gellner. Awal/Ibis Press.
Dans ce volume collectif, Lahouari Addi réunit plusieurs contributions qui analysent l’héritage de quatre grands penseurs ayant marqué l’étude anthropologique du Maghreb : Jacques Berque, Pierre Bourdieu, Clifford Geertz et Ernest Gellner. Chaque chapitre éclaire la manière dont ces chercheurs ont abordé la question de la modernité, du religieux, du tribalisme et des structures sociales dans les sociétés maghrébines. L’ouvrage met en lumière la diversité des perspectives méthodologiques — de l’approche phénoménologique de Berque à la sociologie critique de Bourdieu, en passant par l’interprétation symbolique de Geertz et le fonctionnalisme de Gellner. Cette somme critique offre un panorama riche pour comprendre l’évolution des études maghrébines et reste une référence pour les anthropologues, sociologues et historiens intéressés par la dynamique entre tradition et modernité dans le monde arabo-berbère.
[xlvii] Geertz, C. (1974). From the native’s point of view: On the nature of anthropological understanding. Bulletin of the american academy of arts and sciences, 28(1), 26-45.
[xlviii] Throop, C. J. (2013). Interpretation and the limits of interpretability: on rethinking Clifford Geertz’s semiotics of religious experience. In Clifford Geertz in Morocco (pp. 51-66). Routledge.
[xlix] Olivier de Sardan, J.-P. (2024). Pratiques de la description. Horizon IRD. https://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/2024-03/010036518.pdf
Réflexion sur les différentes formes de description en sciences sociales, avec un point d’appui sur la description dense de Geertz comme modèle d’ethnographie détaillée et contextualisée.
[l] Rabinow, P. (1977). Reflections on fieldwork in Morocco. University of California Press. (Où Rabinow discute des limites de l’interprétation symbolique de Geertz.)
[li] Joseph, R. (1983). The semiotics of reciprocity: A Moroccan interpretation. Man, 18(3), 483–498.
[lii] Geertz, C. (1978). The Bazaar Economy: Information and Search in Peasant Marketing. American Economic Review, 68(2), 28-32.
Dans cet article, Geertz compare le fonctionnement du souk de Sefrou avec les modèles économiques occidentaux, soulignant l’importance de l’information, de la négociation et des réseaux personnels dans les transactions. Il montre que le « bazar » (souk) ne suit pas les règles d’un marché parfaitement concurrentiel, mais repose plutôt sur des relations de confiance et des stratégies d’adaptation constante. Cette étude a influencé les théories économiques anthropologiques en mettant en lumière des logiques alternatives à celles du capitalisme moderne.
[liii] Eickelman, D. F. (1992). La connaissance et le pouvoir au Maroc : L’éducation d’un notable du XXe siècle (F. Pouillon, Trad.). Maisonneuve et Larose. (Ouvrage original publié en 1985)
Bien que centré sur l’éducation et le savoir au Maroc, Eickelman critique indirectement Geertz en soulignant les limites de l’approche symboliste pour saisir la dynamique politique réelle. Ce texte éclaire les débats autour de la validité du modèle interprétatif appliqué à Sefrou.
[liv] Abu-Lughod, L. (1989). Zones of Theory in the Anthropology of the Arab World. Annual Review of Anthropology, 18, 267–306. http://www.jstor.org/stable/2155894