La guerre chimique contre le Rif (4éme Partie)

La provenance des gaz toxiques et leur utilisation en campagne

Peu après le désastre d’Annoual et l’écroulement de tout le commandement militaire de Melilla, en juillet -août 1921, les voix commencèrent à s’élever dans toute l’Espagne – dans la presse, au Congrès – qui réclamaient l’utilisation de tous les moyens offensifs nécessaires, incluant les gaz toxiques, pour en achever avec le mouvement d’Abdelkrim, dominer entièrement la zone par les armes et infliger aux rifains un dur châtiment. Dans un article de La correspondancia militar (5 septembre 1921), le député parlementaire F. Crespo de Lara se lamente au sujet de la lenteur avec laquelle s’organisait l’aviation militaire et pourquoi il n’avait pas encore été commencé à employer les gaz asphyxiants. Dans un autre article du 10 octobre, le même auteur insistait sur la nécessité de contracter des aviateurs étrangers avec ample expérience dans les armées qui avaient participé à la guerre européenne et bien adroits dans les pratiques de bombardements, «y compris avec des bombes chargées avec des gaz asphyxiants». Le ton d’autres journaux y compris ceux de tendance libérale tel que le Heraldo de Madrid, était aussi belliqueux et réclamait également leur emploi(12).

Il convient de se demander quand fut prise la décision d’utiliser des gaz toxiques dans la guerre du Rif? Dans la correspondance télégraphique entre le ministre de la Guerre, le Vicomte De Eza, et le haut commissaire, le général Berenguer, en date du 12 août 1921, citée par Juan Pando dans son oeuvre Historia secreta de Anual, le premier manifestait qu’il était en train de s’acheter, entre autre matériel de guerre, des «composants de gaz asphyxiants pour leur préparation à Melilla» et le second que même s’il avait toujours été «réfractaire» à les utiliser contre les rifains, il les emploierait avec «véritable plaisir», pour ce qu’ils avaient fait. Si la décision de les utiliser paraît remonter à août 1921, peu après le massacre le 9 de ce mois des soldats espagnols à Jebel Aroui, par contre, il ne semble pas qu’il s’en fit usage dans les mois suivants, à en juger par la presse qui continuait à le réclamer. Dans cette décision influa sans doute le désir de vengeance de l’armée et de certains secteurs de l’opinion publique pour les massacres perpétrés à Selouane et Jebel Aroui, ainsi que la nécessité de mettre fin le plus tôt possible, à cette guerre, en recourant aux moyens militaires les plus modernes pour reprochables qu’ils soient. Le Heraldo de Madrid ne disait-il pas, pour justifier l’emploi des gaz toxiques, que pourquoi devait -il être «plus cruel de tuer un homme en l’enveloppant d’un nuage de gaz asphyxiants qu’en lui déchiquetant le corps avec une grenade(13)» ?

Nonobstant, si la décision d’utiliser des gaz toxiques surgit au début de la déroute de l’armée dans le Rif, lors de l’été 1921, il convient de se demander si l’Espagne ne disposait pas avant cette date de quelque type de gaz, bien qu’elle ne l’ait jamais utilisé jusqu’alors. C’est au moins ce que paraissent suggérer certains documents d’origine rifaine existant dans les archives du Ministère français des affaires extérieures. Ainsi, le Caïd Haddou ben Hamou, dans une lettre à Abdelkrim, datée du 31 août 1921, lui demande de ne libérer aucun des prisonniers espagnols, surtout le général Navarro, car s’il les libère, les espagnols, lui dit-il «vous détruiront avec des bombes empoisonnées» (14). Ces paroles semble laisser entendre que les rifains avaient des informations selon lesquelles l’armée espagnole pensait utiliser des gaz toxiques contre eux, bien que nous ne sachions pas si c’était car ils les avaient déjà ou parce que ils se disposaient à les acquérir bientôt. Le Caïd Haddou Ben Hamou se réfère également au thème des gaz toxiques en d’autres occasions. Dans une lettre à Abdelkrim, attribuée en Caïd précité, du 2 décembre 1921, il disait à ce sujet: «Envois moi quatre caisses de gaz, car je n’en ai plus ici, ainsi que de l’argent pour en acheter dix autres à Taourirt»(15). (Taourirt était, comme chacun le sait, le poste français, limitrophe avec la zone espagnole, d’où il se faisait une importante contrebande d’armes avec le Rif). Cette lettre paraît indiquer que les rifains disposaient de gaz toxiques, non seulement car il leur était possible de les acheter dans la zone française mais aussi car ils les avaient pris aux espagnols. Cela découle d’une autre lettre, également de Haddou Ben Hamou à Abdelkrim, le 6 décembre 1921, dans laquelle il lui communique que tout le matériel de guerre (canons et munitions) pris aux espagnols se réunissait à Dar Driouch, et il rajoutait ce qui suit: «le gaz se réunira au fur et à mesure qu’il arrivera. En ce qui concerne celui qui se trouve à Azib Midar, écris aux notables, en leur demandant qu‟’ls nous aident à le recueillir» (16).

De cette correspondance, il semble se dégager qu’en plus du matériel de guerre conventionnel, les espagnols disposaient dans certains postes militaires de projectiles avec gaz et que les rifains s’en seraient appropriés avec  l’autre matériel. Ici, deux questions s’imposent: si les espagnols les possédaient, pourquoi ne les avaientils pas utilisés? Et quel pays avait fourni à l’Espagne ces gaz puisqu’elle ne les fabriquait pas?

S’agissant de la première question, il conv ient de supposer que s’ils n’avaient pas utilisé les gaz dont ils pouvaient disposer avant le désastre d’Annoual, ce sera pour différentes raisons d’ordre politique ou technique. Politique, puisqu’après la première Guerre Mondiale, où il s’était utilisé massivement, la communauté internationale condamnait son usage. En sus, le commandement espagnol ne pensait pas en ces moments qu’il fut politiquement opportun de les utiliser contre la résistance rifaine, considérant que les armes conventionnelles suffiraient pour la vaincre. Technique, car l’Espagne ne devait pas disposer alors de canons adaptés pour le lancement de grenades chargées avec ces gaz, ni de personnel spécialisé dans son maniement. Il est probable que l’armée était sur le point de recevoir des canons de type adéquat probablement de 155 mm, ainsi que l’assistance technique nécessaire, pour l’emploi du gaz le moment venu.

Quant à la provenance des gaz, les journalistes allemands Rudibert Kunz et Rolf-Dieter Müller, auteurs du livre susmentionné, soutiennent que durant l‟été 1921 l‟Espagne disposait de quantité de bombes de gaz et des installations nécessaires pour les charger dans un édifice situé à Melilla et que c‟était la France qui les lui fournissait, ainsi que le matériel pour la fabrique. En sus, ils rajoutent que jusqu‟à ce moment les français n‟avaient pas mis à la disposition de la fabrique plus que des gaz lacrymogènes et autres qui irritaient le nez et enflammaient la gorge(17).

Le cas est que le Caïd Haddou Ben Hamou, dans ses lettres à Abdelkrim le 2 et le 5 décembre 1921, emploi uniquement la parole «gaz», sans spécifier de quel type il était et il est fort possible que ce soit tout simplement des gaz lacrymogènes appartenant à la catégorie des appelés «mortifiants» et «neutralisants». Par contre, dans la lettre du 31 août 1921, le terme «bombes» (en réalité celui qu’il utilise correspond bien plus à celui de boulets c’est à dire, un projectile rond) est complété par «al wahji» qui signifie quelque chose comme «luminosité» ou «luminiscence».

Pourquoi alors ces bombes ou projectiles seraient de gaz «empoisonnés» ou «toxiques», étant donné que le terme arabe pour qualifier ces derniers est celui de «as-samma»? Il conviendrait de penser qu’il pourrait s’agir de bombes ou grenades incendiaires, mais à celles là les rifains, selon l’original arabe de cette correspondance, les nomment «al-harika» c’est à dire qui brûlent, de façon que les désignées par le nom pré-indiqué devaient être autres qui aussi produisaient une certaine luminosité, bien que distinctes des incendiaires. Maintenant, cette luminosité ne pouvait être due à l’effet d’une charge explosive dans la bombe ou grenade, puisque l’explosion, en produisant une augmentation de la température, favorise la décomposition de l’agent chimique et détruit son action. Donc, il devait s’agir d’un gaz qui produirait par lui même un effet lumineux ce qui nous conduit à penser qu’il pourrait peut être s’agir du phosgène, qui peut produire à se disperser un nuage blanc ou jaunâtre et cela serait ce que les rifains voyaient. Découvert en 1811 par Davy, le phosgène fut obtenu exposant à la lumière solaire un mélange de chlore et oxyde de charbon, et de là dérive son nom phos = lumière et géno = engendrer. La dénomination que les rifains donnaient à ce gaz toxique pourrait correspondre, encore que sans pouvoir l’assurer, à ce que les espagnols appelaient avec euphémisme «bombes d’illumination», selon certains documents du Service Historique Militaire. Il faut signaler que les «bombes d’illumination», proprement parlant n’étaient pas toxiques, mais correspondaient à la catégorie des appelées «pyrotechniques», selon la classification que donne le livre La guerra quimica (Gases de Combate), publié en 1924 par l’Etat Major Central de l’Armée, ce pour quoi le terme «illumination» qui figure dans quelques documents militaires pourrait obéir, sans plus, à une formule convenue sans relation avec un quelconque effet optique. Une autre hypothèse serait aussi possible. Les dispositifs utilisés pour disperser les agents chimiques de guerre ne doivent pas comporter, comme nous disions avant, des explosifs car ceux là peuvent décomposer l’agent au moment de l’explosion; ils portent une fusée et un détonateur ce qui apporte l’énergie suffisante pour que le récipient, à l’intérieur duquel va l‟agent, se casse et permette sa dispersion. Le détonateur apporte l’énergie qui dans le cas d’un agent chimique, ne doit pas être très élevée pour ne pas le décomposer, ce pourquoi il est nécessaire de modifier le détonateur que comporte une arme chimique par rapport à celui qui porte une arme conventionnelle.

Comme l’Espagne n’avait aucune expérience dans l’usage des armes chimiques, il est possible que ce que firent les espagnols ce fut simplement charger l’ypérite ou le phosgène dans le récipient où normalement va l’explosif, sans modifier les propriétés du détonateur, de façon qu’à altérer la stabilité de l’ypérite ou du phosgène, ceux-ci pourraient se décomposer en substances qui prendraient certaines couleurs ou luminosité. D’un autre côté, dans certains documents il y a mention de bombes chargées avec tolite qui portaient en plus des substances toxiques, mélange qui se considérerait probablement plus efficace, mais qui en réalité, faisait décomposer le gaz et détruire ses effets toxiques.

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