Le «naturel» et le «culturel» dans la réception des métiers d’art et du design dans la société tunisienne: dilemme et horizon

Par: Zinet BOUHAGEB

Introduction:

Le «naturel» chez l’être humain, c’est ce qui est lié au commun, inné et instinctif, en dépit du cadre temporel, et en deçà de la culture à laquelle il appartient. Cependant, le concept «culturel», englobe tous les caractères acquis par éducation (traditions, cultures, valeurs, techniques…). La symbiose entre le naturel et le culturel, sous différentes formules, est derrière toutes conduites humaines. Celles-ci auraient alors des «causes» d’une part, et des «finalités culturelles» d’autre part. Par ailleurs, il est impossible de dissocier chez l’être humain le naturel et le culturel. D’ailleurs, certains penseurs jugent que : «Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on appellerait «naturels», et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué, et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire»[1]. De ce fait, la réception du «nouveau», est liée, à notre sens, à ces deux concepts qui sont tellement inter-mêlés, qu’il est difficile, voire même impossible, de les séparer

Le design en Tunisie, est, comme les arts plastiques, la manifestation des informations génétiques naturelles déchiffrées par l’ouverture sur le monde occidental, qui a su faire la dissociation entre la praxis (artistique ou design), et la conception mentale. Phénomène que les sociétés maghrébines n’ont pas connu avant la colonisation.

En Tunisie, la migration du design, du «conceptuel» vers le «culturel», n’est pas encore achevée. Le designer tunisien n’a pas encore su résoudre le problème d’errance inéluctable, entre l’essence même du design, comme étant une création à vocation esthétique et utilitaire, et les besoins de la société, qui sont parfois en contradiction avec   l’âme du design.

Devant ce dilemme, se retrouvent  le design et le designer tunisien, lui, qui ne cesse de  basculer entre ses ambitions, parfois exhaustives, et un vécu, imposant ses contraintes techniques, économiques, sociales, voire tout simplement ce que nous appelons, «les contraintes naturelles et culturelles».

Quels équilibres seront-ils à la portée des designers tunisiens, pour qu’ils puissent surmonter les entraves culturelles, ainsi que celles, naturelles, sous le règne d’une globalisation, qui s’avère l’ennemie de toute intention individualiste?

1- Implantations dissemblables des arts plastiques du design, et des métiers d’art dans la société tunisienne-

Dans le domaine des Arts Plastiques, les nouvelles techniques ne sont que des langues visuelles, entre d’autres, qu’il n’est pas demandé à un artiste, d’en apprendre leurs étendus, leurs spécificités, et leurs détails, car les Arts, dans leur essence, ne sont pas appuyés ni fondés sur le côté fonctionnel. Ainsi, l’apport de la technologie se limite à la forme de l’expression, voire la manière de la  transmission du message artistique. Cependant, dans l’univers du design, être renseigné sur toutes les nouveautés et les découvertes, est primordial, attendu que la contrainte «fonctionnalité» suggère, outre qu’une  échelle différentielle de pertinence des matières et des dispositifs adéquats, un éventail de techniques, en rapport avec les spécificités culturelles et patrimoniales des sociétés. Par ailleurs, le design repose de manière prépondérante sur l’imagination du designer, sur  ses potentiels créatifs, et sur son savoir-faire: «Tout art, comme tout métier d’art, conjugue l’imagination créatrice et un ensemble de techniques»[2]. L’objectif est  d’assurer la conversion de l’imagination inventive du designer -ou  dans une moindre mesure- celle de l’artisan/artiste en des idées différenciées, puis leur traduction en des objets à caractère artistique ou des «objets designs».

Les métiers d’art, comparés au design, sont moins chargés du volet «mental»: ils sont intellectuels, et plus concentrés sur le côté «technicité» et «habileté». Néanmoins, on ne peut guère les réduire à leur rôle procédural, comme ils représentent- d’une manière plus ou moins consciente- la voie la plus fiable de la préservation de l’héritage culturel matériel et immatériel d’une société ou d’une communauté. Le site de l’INMA précise, d’ailleurs, que les métiers d’arts «peuvent travailler pour la conservation et la restauration du patrimoine»-

Signalons à ce niveau, que nous considérons que le design et les métiers d’art sont considérés, comme étant deux entités composées des mêmes matières, à savoir la composante «idéelle» et la composante «procédurale». Néanmoins, les concentrations de ces deux matières varient d’une entité à une autre.

Pour mieux élaborer et illustrer  notre idée, on va se baser sur la différentiation présentée par Alliance Française des Designers, entre le design et les métiers d’art: «Dans l’activité des métiers d’arts, ce sont les notions de dextérité technique et de production qui sont prépondérantes. Dans celle des designers, ce sont la conception et le processus intellectuel qui le sont. Ce sont ces notions qui définissent et distinguent les deux activités, métiers d’arts et design. Même si le designer peut s’appuyer sur un savoir-faire technique qu’il possède ou qu’il cherche à maitriser, en s’associant à d’autres professions pour rendre tangibles ses idées traduites en dessins, ce n’est pas celui-ci qui définit son activité»[3]. Ce que nous voulons tirer de cette distinction entre les deux pratiques -devenues identificatrices des sociétés-, c’est, d’un côté, l’idée que le design et les métiers d’art sont deux activités de même composantes substantielles, quoique celles-ci soient à différentes doses.

Quant au second point que nous convoitons de mettre en exergue, il est bel et bien lié aux «étendues» de ces deux activités si proches qualitativement, et tellement différentes naturellement, puisque les métiers d’art, contrairement au design, sont de dimension «civilisationnelle». C’est-à-dire qu’ils naissent dans un territoire ou dans une région dont ils seront à leur image, (puisqu’ ils reflètent les spécificités des communautés qui les avaient produits), toutefois, ils acceptent être exportés ou imités par d’autres sociétés, à travers les différentes sortes d’échanges culturels ou d’acculturations. Cette aptitude de transmission relève de la qualité technique de cette pratique «créatrice», ainsi que des charges fonctionnelles et «utilitaires» qu’elle accomplie. En effet, nous n’ajoutons pas de nouveau, quand  nous rappelons que: «La notion de civilisation s’applique alors aux moyens qui servent les fins utilitaires et matérielles de la vie humaine collective»[4].

Le design, comme l’art a, entre autres, une filiation culturelle puisqu’on ne peut se passer de son côté esthétique, intellectuel  et spirituel. Néanmoins, personne n’est censé démentir le lien de parenté entre le design et le «fonctionnel» ou l’ «utilitaire», ou encore les problématiques quotidiennes, petites et grandes, liées aux contraintes économiques, sociales et environnementales.

Si nous admettons cette nuance tellement sensible entre les métiers d’art et le design, nous comprendrons le disfonctionnement qui entrave ces deux secteurs stratégiques, dont la relance est une nécessité réalisable et un chemin qu’on doit parcourir, attendu que la nature des produits à caractère civilisationnel est volatile (très mobile), qui se diffuse et se répand dans toutes les directions. Nous allons développer  notre idée d’une manière résumée, puis nous allons expliquer la démarche réflexive suivie.

Si on part de la question relative à l’ «étendu» civilisationnel des métiers d’arts, puisqu’ils sont à la base des techniques procédurales, nous ne pouvons que saluer tout emprunt ou ouverture sur les autres résolutions techniques et technologiques universelles, vu que les civilisations fonctionnent d’après Strauss, comme des « machines à vapeur»[5]. Celles-ci  tendent à diffuser leur « gaz » dans toutes les directions. Par contre, les arts sont les productions de nature culturelle qui ont tendance à être lisibles par toutes les autres cultures, voire même à être universelles, sans pour autant être apprises, imitées ou exportées.

Les Arts plastiques contemporains, à notre sens, ne sont point une dérivée « civilisationnelle » comme le voyaient les historiens allemands, mais plutôt, une résultante culturelle, et   ce, pour maintes raisons  dont on peut en citer quelques-unes :

  • Les arts contemporains exaltent le côté idéel réflexif et conceptuel. La dextérité et l’habileté ne sont plus les éléments prépondérants dans la pratique artistique contemporaine.
  • Même les pratiques artistiques les plus antiques ont fait preuve de la «nature  culturelle» des Arts. Nous pouvons argumenter notre opinion en évoquant l’exemple de l’art de civilisation romaine antique qui était la copie conforme de celui de la civilisation grecque. Les historiens de l’art qualifient  cet art d’ «Art gréco-romain», bien qu’il soit produit par la civilisation romaine. En fait, en matière de production artistique, on n’attribue jamais la même importance à une œuvre authentique qu’à une copie (même si elle est de bonne qualité).
  • les arts admettent péniblement leur répartition sur des territoires étrangers. Il n’est pas sans importance de rappeler la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouvent les  artistes maghrébins qui reproduisent les mêmes sujets et thèmes qu’abordent les artistes occidentaux. Dans cette perspective Khlil M’rabet dit: «ils continuent à mimer les artistes étrangers contemporains, nourris d’une culture dont les assises sont dans un monde autre, déjà construit, structuré, fondé sur la production et la consommation. Fuyant le particulier, ces artistes tombent dans le piège évident de l’universalisme, véritable drogue du siècle.[6]
  • même les cultures qui n’ont pas su se transformer en civilisations, ont créé leurs méthodes expressives, et ont pratiqué leurs arts (danse, musique, arts visuels…).

Il convient à cet égard de remarquer que pour le design, les circonstances ne sont plus pareilles. Vu que le design comprend dans son essence une composante civilisationnelle à étendues plus larges (en l’occurrence ceux qui intéressent les techniques, les procédures ou les fonctions), il serait, alors, légal et même naturel de s’approprier des acquis et des aboutissements technologiques des autres civilisations, pour créer d’autres produits design ou «artisanaux». Élément  qu’ont compris les pays qui savent imiter, sans avoir peur de «l’effacement identitaire». Nous évoquons ici, l’exemple de la Chine de cette ère contemporaine, et l’exemple de la civilisation romaine de l’ère préhistorique. Ces deux exemples montrent bien comment et combien l’imitation intelligente est salutaire, quand il s’agit d’emprunt portant sur les produits à «caractère civilisationnel».

Par contre, le  problème persiste, et s’aggrave quand l’emprunt est orienté vers ce qui est du genre culturel, parce que la culture, bien qu’indifférente à sa répartition coercitive et forcée dans d’autres territoires, notamment ceux qui n’ont pas préparé ou contribué à sa «construction»,  est très sensible aux spécificités subjectives, spirituelles et immatérielles. Dans cet ordre d’idées,  Guy ROCHER  précise que: «La culture comprend plutôt les aspects plus désintéressés et plus spirituels de la vie collective, fruits de la réflexion et de la pensée «pures», de la sensibilité et de l’idéalisme».[7] Nous voulons rappeler, aussi la formule de Durkheim définissant la culture, comme étant «manières de penser, de sentir et d’agir». Nous voulons insister, à travers ces deux citations, sur l’insignifiance de l’appropriation de l’artiste tunisien des abords, aboutissements, sujets, problématiques, pensées, crises… liés aux autres artistes issus d’autres cultures, que si cet emprunt se limitait au côté technique et procédural. Etant donné que les arts sont à l’image de la culture qui les produit, ils ne peuvent être implantés dans d’autres cultures, voire « d’autres manières de penser, de sentir et d’agir » que sous leurs aspects les plus techniques et formelles.

Ce que nous venons de développer dans les paragraphes précédents ne peut être saisissable, que si nous comprenons la différence existant entre une civilisation et une culture. Cela nous aidera à mieux distinguer les entraves qui amortissent l’avancement de la production artisanale tunisienne d’une part, et de discerner celles qui ralentissent le progrès du design « tunisien » d’autre part, et enfin il projettera la lumière sur les insuffisances qui entachent la création artistique en Tunisie.

Hanté par son ambition d’exercer une démarche créative, qui obéit à la demande et au besoin de la cible, l’artiste tunisien se trouve tiraillé entre son désir créatif culminant et l’exigence effective de cette cible. Etant donné que cette visée est définie de prime abord, chose qui est quasi-absente dans le monde de l’art. Pour mieux expliquer cette idée, nous voudrions préciser une conviction que nous avons et que nous allons développer pour expliquer le double dilemme qui entrave le décollage de nos designers malgré les potentiels naturels et idéels qu’ils exhibent. Cette conviction concerne la qualité même des deux notions ou pratiques.

Les Arts, comme nous l’avons bien expliqué dans les paragraphes précédents- ne sont que la dérive des cultures. Cependant, le design est le résultat de métissages entre une substance de nature culturelle et une autre de genre civilisationnel. Quant aux métiers d’art, qui sont fondés essentiellement sur la dextérité, ils sont de caractère civilisationnel. C’est-à-dire : bien qu’issus d’une culture, ils sont transmissibles, appropriables et importables, tant qu’ils sont aptes d’être exportés vers  autres cultures et civilisations. C’est là, justement où réside toute la différence entre ces deux  pratiques : art, design et métiers d’art, tellement poches, mais si bien différents qualitativement.

En fait, les pays en voie de développement demeurent des producteurs de cultures et non de civilisations ; car leurs champs d’intervention se limitent à l’échelle naturelle, puisqu’une culture a pour finalité la maîtrise de la nature et le contrôle de l’environnement. Cette tâche est également accomplie par les civilisations comme première étape, mais est dépassée naturellement pour  assurer le contrôle de l’humanité sur elle-même, pour instaurer des valeurs converties en universelles. « La première distinction (entre culture et civilisation) consiste à englober dans la culture l’ensemble des moyens collectifs dont disposent l’homme ou une société pour contrôler et manipuler l’environnement physique, le monde naturel (…) La civilisation comprend l’ensemble des moyens collectifs auxquels l’homme peut recourir pour exercer un contrôle sur lui-même »[8]. En d’autres termes, pour les pays développés, leur champ d’action, se déploie jusqu’au contrôle de l’Homme sur lui-même, ses conditions de travail, son luxe concret et son confort effectif. D’où génère la « pertinence culminante » des résolutions civilisationnelles. Celle-ci est suivie de sa répartition « inéluctable » dans toutes les directions. C’est dans cette perspective que Guy Rocher ajoute : « la civilisation porte un caractère rationnel, qu’exige le progrès des conditions physiques et matérielles du travail, de la production, de la technologie»[9].

En somme, après avoir projeté la lumière sur toutes ces nuances : entre Art, design, et métiers  d’art , d’une part, et entre la notion de « culture » et celle de « civilisation » d’autre part, nous convoitons d’analyser l’état des lieux de ces pratiques culturelles en Tunisie, en focalisant notre intérêt sur le secteur des métiers d’art et celui du design, afin de mettre le doigt sur les obstacles qui peuvent embarrasser les recherches relatives à ces domaines si proches et complémentaires, ainsi que les atouts desquels peuvent profiter les designers et les artisans tunisiens, pour relancer ces secteurs et les promouvoir.

2- Réalité des métiers d’art et du design en Tunisie

Avant de présenter notre analyse, nous voudrions noter que traiter du sujet de la réalité des métiers d’art et du design- en rassemblant leurs destins en un seul- ne dément point notre conscience que ces volets sont tellement distincts, et que leurs natures sont si différentes. Par ailleurs, leur complémentarité et leurs compositions similaires (faites de composantes intellectuelles d’une part, et techniques d’autre part) nous permettent de les associer, tout en soulignant l’importante différence de doses relatives de ces deux composantes formant les deux secteurs.

Tout nouveau savoir procédural assimilé, comme tout savoir-faire acquis, fait partie du « culturel ». Ce dernier est conçu de différentes manières, qui obéissent au gout du designer, à la société où il se meut, et aux besoins du marché. En d’autres termes, les apprentissages sont relatifs à des contraintes subjectives. Il s’agit d’une osmose bidirectionnelle, entre le cultuel et le subjectif. « Un objet ou un meuble design combine habilement l’aspect technologique avec la créativité artistique de l’ingénieur ou du designer. Le design s’appuie souvent sur les nouvelles techniques et les avancées technologiques des matériaux.»[10]

Oscillant entre ces deux contraintes -parfois antagonistes-, à savoir celle culturelle et l’autre naturelle, les métiers d’art en Tunisie, se trouvent coincés, aussi bien du point de vue productivité que celui qualitatif. D’ailleurs, de telles déclarations sont très fréquentes dans les recherches portées sur l’actualité du design « tunisien » « multiples problèmes que rencontre notre artisanat, jadis florissant et aujourd’hui à la traîne, tant du point de vue de la qualité qu’au niveau de la quantité et donc de l’exportation. Outre la Révolution et la crise du secteur du Tourisme, de nombreux facteurs participent à ce recul »[11]. Au lieu d’être stimulés par les pulsions du« naturel », et orientés par la lueur du « culturel » – puisque l’art nait d’une nécessité intérieure quand le produit artistique, comme le design est le fils de sa temporalité et des contingentes qui environnent sa genèse : «L’œuvre surgit dans son temps et de son temps »[12] , les domaines des arts de la mode et du design sont inhibés à cause des éléments intra-conceptuels que l’un est neutralisé par son voisin et partenaire au sein du même concept.

Dans le but d’expliquer notre point de vue, on propose une démarche analytique reposant sur deux parties : une première, qui traitera des supports et les inhibiteurs de l’ordre culturel, la deuxième partie traitera des entraves qui ralentissent toute mouvance créative, même en présence de gènes codant pour l’attachement étroit -dans la perception maghrébine, en l’occurrence celle tunisienne- de la résolution théorique à la pratique, ou en d’autres termes, l’incapacité des anciennes sociétés tunisiennes de séparer les métiers des arts (chose que les occidentaux n’ont fait que très tardivement) ?

a- Le culturel: orienteur déboussolé :

La Tunisie, ce carrefour de civilisations, ne manque pas de legs culturel riche et orgueilleusement chargé en substance essentielle pour l’instauration d’une banque de données, qui, investie par les artistes, les professionnels et les designers, ouvrira la porte à des champs illimités d’investissement et d’expériences éclectiques, sauf qu’un héritage «prometteur » et la volonté des sujets engagés dans le processus culturel, ne sont pas les seuls piliers sur lesquels repose l’acte créatif. En effet, la formation des professionnels hautement qualifiés, sollicite tout un dispositif complexe, qui œuvre pour un PROJET NATIONAL dans lequel interviennent plusieurs facteurs et institutions, afin de renforcer la compétitivité, et d’approuver le potentiel innovant chez les futurs producteurs. De tels pas ne peuvent que tisser des liens, et tracer des chemins, entre le créateur et « l’industriel », mais aussi, dessiner des voies entre le design tunisien, les métiers d’art et le consommateur tunisien, comme celui, étranger. Nous pouvons conclure alors, qu’une vision stratégique, orientée vers les secteurs du design et des métiers d’art, est indispensable pour instaurer une réforme exhaustive, capable de sauver ces activités à double revenu : culturel et industriel.

La question qui nous interpelle à ce niveau est la suivante : l’Etat Tunisien possède-t-il cette volonté de pousser, jusqu’au bout, la roue du développement des secteurs design et des métiers d’art ?

La réponse sur cette interrogation nous vient, via les voix des experts et des personnes directement concernées par ces activités, et qui dégagent un cri de secours :« le tapis traditionnel tunisien, si important pour l’exportation, a vu sa production chuter de 426 mille m2 en 2001, à 68 800 m² en 2013…Ce n’est là, qu’un des multiples problèmes que rencontre notre artisanat, jadis florissant, et aujourd’hui à la traîne, tant du point de vue de la qualité qu’au niveau de la quantité, et donc de l’exportation. Outre la Révolution et l’absence de touristes, de nombreux facteurs participent à ce recul. »[13]

Des experts rendent le décollage inhibé du design tunisien, à plusieurs facteurs, entre autres le copiage des modèles et l’imitation des designs, désormais ouverts et accessibles à tous les fronts, et ce grâce à l’internet et les nombreuses autres manifestations de la globalisation. Cette lecture, bien que véridique,  nous parait inachevée, car elle présente le phénomène comme étant une «cause », alors qu’il est pour nous une « conséquence », voire un résultat de l’absence quasi- totale de procédures fermes et propices, pour lutter contre de telles pratiques, et d’encourager l’esprit créatif de nos designers. Il n’est pas sans importance à ce niveau, de rappeler que le design est un « processus intellectuel créatif ». C’est ainsi qu’il représente   une pratique culturelle qui interpelle le patrimoine, et accorde de l’importance au vécu ainsi qu’au futur, avant qu’elle n’atteigne,  jusqu’au civilisationnel envahisseur exhaustif.

Pour expliquer notre point de vue, nous présentons une lecture comparative de l’expérience française, qui pariait sur le potentiel des jeunes designers, pour pousser et stimuler le coté novateur chez eux, affirmer leur confiance en eux-mêmes, et la renforcer à postériori.

En 1981, et lors de sa première conférence de presse, François Mitterrand annonce sa stratégie de « Grands travaux », celle-ci était conduite par son Ministre de la  Culture Jack Lang. En 1982, cinq créateurs qui n’avaient pas à cette époque, acquis de notoriété, (puis devenus parmi les plus renommés dans le monde de la création),  sont sélectionnés pour renouveler les appartements privés de l’Elysée, et ce, pour encourager les jeunes designers ainsi que les créations originales. De plus, et dans ce même contexte de l’incitation à la recherche dans le secteur du design et des métiers d’art, l’Etat organise des concours de création –design, avec à la clé la promesse d’une commande de l’administration tout en offrant aux candidats des cartes blanches, sorte de bouses attribuées aux créateurs, qui les utilisent comme ils l’entendent.

Pour convertir la vision, claire et structurée de Jack Lang, en des réalisations  culturelles puis civilisationnelles, l’Etat français a focalisé son intérêt sur le «  culturel », dans lequel il a investi massivement. Le résultat était ainsi  spectaculaire : quant aux créations des designers, elles  étaient authentiques et inspiratrices des nouvelles générations de créateurs de tous les pays.  Voilà alors, comment de telles démarches peuvent prévenir la paresse mentale et l’imitation insensée des produits artisanaux étrangers qu’on importe de la Chine, et de quoi les étrangers visiteurs de la Tunisie se plaignent en insistant : «  on nous prend vraiment pour des ploucs ! Si on avait envie d’acheter des pyramides ou des statuettes de pharaons, on serait allés en Égypte… »[14] . C’est ainsi aussi que les designers tunisiens sentent la fierté d’appartenir à un pays riche en matière patrimoniale, et se convainquent que le design, n’est pas uniquement un savoir-faire à acquérir, mais principalement un processus mental,  créatif et culturel.

b- Le naturel : l’existant qui perd sa voie/x 

Le naturel, chez l’être humain est strictement lié à  l’héréditaire, à l’ancestral et à l’inné. Les maghrébins, en tant qu’entité populaire très diversifiée en mosaïque, mais aussi très solidaire et complémentaire, n’ont pas connu de séparation entre la vie quotidienne et l’art. D’ailleurs maintes études et plusieurs penseurs ont évoqué cette relation étroite entre les pratiques communes et habituelles chez les maghrébins et la création du « Beau ». En effet, depuis le 19ème siècle, Eugène Delacroix a parlé d’un certain talent ou habileté qui marquent les faits et les travaux habituels dans les sociétés maghrébines. N’a-t-il pas dit : « La beauté s’unit à tout ce qu’ils font»[15], le même artiste affirme encore que : «Certains usages antiques et vulgaires ont la majesté qui manque chez nous dans les circonstances les plus graves »[16]. A   travers ces propos qu’on rencontre aussi chez Matisse, qui assure depuis sa visite au Maroc, que « La révélation m’est venue de l’Orient»[17], nous voulons affirmer , par l’idée ,que l’association entre les métiers et l’art est une pratique authentique chez les Magrébins , puisque l’essence même de l’art n’est autre que : « Création d’objets ou de mises en scène spécifiques destinées à produire chez l’homme un état particulier de sensibilité, plus ou moins lié au plaisir esthétique »[18]  Sauf que l’état des lieux de ces pratiques qui inspiraient jadis les artistes, ont décliné, tout en cédant leurs places aux importations de mauvaises qualités ou, du moins, qui ne sont qu’occasionnelles dites celles « Des foires ». Si cette crise, qui contamine tous les secteurs des métiers d’art et du design n’est pas naturelle, ou disons qu’elle ne l’était pas avant le colonialisme, nous serons donc amenés à spéculer sur  ses raisons. Parmi les causes qui s’exhibent, nous pensons à l’estimation inappropriée rabaissant, quant à l’ouverture des métiers d’art et du design sur le monde développé, ainsi qu’aux nouvelles technologies. Nous nous orientons aussi vers les retombées de la colonisation qui a pu doublement influencer la perception de la société tunisienne, portées aux pratiques utilitaires et créatives. Toutes ces idées seront énumérées et développées plus amplement dans ce qui suivra de notre texte :

  • Le design, étant une entité hybride, faite, en partie, de substance d’ « essence culturelle », et également d’une autre, de « nature civilisationnelle » (attendu que l’on ne peut tourner le dos aux cotés utilitaires et aux aboutissements procéduraux mis en jeu), admet l’ouverture sur les trouvailles exotiques et accepte l’imitation ou même l’appropriation des nouvelles technologiques importées d’ailleurs. Par ailleurs, le côté intellectuel, subjectif et spirituel du design est censé naitre de la culture qui le nourrit et qu’il enrichit par des réflexions et des conceptions. Ce sont, alors, ces recherches idéelles, mentales, et spirituelles, qui devraient s’animer de l’ « imaginaire commun » et fouiller dans les héritages matériels et immatériels. Chose qui ne se produit que laborieusement en Tunisie, vu que l’ouverture sur le patrimoine se perpétue fréquemment de manières superficielles, formelles et réductrices.
    Quant aux métiers d’art, leur promotion est plus facile et moins complexe, attendu qu’ils sont plus tolérants aux emprunts et aux imitations des trouvailles et aboutissements extérieurs. Cette tolérance est appuyée par le fondement de l’exercice des métiers d’art sur la dextérité, la technicité, et l’apprentissage procédural qui peut être transmis aux apprentis, sans avoir besoin d’approfondir cette pratique jusqu’à l’assimilation des réflexions ou des conceptions qui ont contribué à ces découvertes. Pour mieux expliquer notre point de vue, nous prenons l’exemple des produits artisanaux « formellement » tunisiens, mais fabriqués en Chine ou en Turquie. Ces produits sont tellement répandus dans notre pays, qu’un nombre de  députés ont rappelé au   Ministre du Tourisme,                       Mr René Trabelsi, la menace sérieuse de ce phénomène sur notre artisanat. Le Ministre du Tourisme répondit alors : « Il est regrettable de trouver aujourd’hui des cartes postales de Sidi Bou Saïd fabriquées en Chine », et ce, sur la radio Shems Fm, et promettait  «  d’interdire les produits artisanaux Made In China »[19].
    Nous pensons qu’il ne pourrait guère être suffisant d’interdire les produits artisanaux fabriqués en Chine ou en Turquie. Nous pensons aussi que cette déclaration, tout comme la réaction du Ministre contrecarre la politique de l’Etat qui tend à s’ouvrir vers le libéralisme.
    Remarquons d’abord que la Chine ou la Turquie, en approchant l’artisanat et les métiers d’arts tunisiens ne se sont pas souciés de l’authenticité de la pratique mise en jeu. Ils ne se sont pas reproché de se détériorer « identitairement ». Signalons aussi qu’ils n’avaient pas de crainte sur le destin de leurs patrimoines, car s’ouvrir sur l’Autre ne substitut pas l’autre circuit artisanal, basé sur la conservation et la restauration du patrimoine. La Chine ou encore la Turquie, ont compté sur leurs « potentiels compétitifs ». Ces deux pays, pris en exemples, ont su attribuer à cette activité culturelle une dimension civilisationnelle, en plus d’une dimension, à caractère  « commercial ». D’ailleurs, c’est le passage du « culturel » au civilisationnel qui est recommandé par certains  experts qui voient que « Le but est de détacher l’artisanat de sa vocation purement décoratrice et artistique pour y intégrer une vocation utilitaire et commerciale » [20]. A partir de là, on conçoit plus pertinemment les obstacles qui ralentissent le décollage de nos métiers d’art qui n’ont tracé que des voies cultuelles, alors qu’il est légitime de viser une dimension civilisationnelle, commerciale et compétitive.
  • L’implantation de nouvelle relation entre la théorie et la pratique:
  • L’esthétique occidentale a toujours établi une différence entre des métiers qui se basent sur les réflexions théoriques, et ceux qui se focalisent dans leurs productions, sur les pratiques manuelles ou artisanales. Cette perception a été adoptée par les maghrébins, en l’occurrence les tunisiens, qui se détournent de plus en plus contre les métiers artisanaux, et ne s’efforcent pas de faire progresser ces métiers qui peuvent former une solution adéquate au chômage, et à d’autres fléaux, tels que la migration illégale, l’obscurantisme …
  • Le sème de la sensation d’avoir une « négligeable aptitude créative » chez l’individu maghrébin, que dans la présence de la reconnaissance des pays du centre (centre du monde) :
  • En  fait, nous n’allons pas ajouter grand-chose, si nous évoquons le problème de la tutelle culturelle que vit la scène culturelle tunisienne. Attendu que personne ne peut désavouer le fardeau, que représente le monopole évaluatif des occidentaux pour nos productions artistiques, artisanales et designs, nonobstant que celles-ci ne sont que le résultat de circonstances socioculturelles, et cela est digne de leur donner l’aura de l’«authentique et de l’original».
    En somme, et pour clore cette idée en quelques lignes, nous prétendons que le «naturel», qui codait naguère pour la corrélation simultanée entre les métiers et les arts, entre l’habileté et la production entre le conçu et le fait, est freinée ou presque. Cela est visible, sans s’efforcer à le rendre ainsi, ce qu’il faut faire, c’est justement de faire face à ce blocage, et de convertir cette hésitation et oscillation, entre cette identité altérée des maghrébins, et plus précisément les tunisiens, en force propositionnelle qui boit de plusieurs sources, pour vivre ou mieux, pour se rafraîchir et non pas, pour s’empoisonner et mourir.

Pour conclure : Nous pensons que la dichotomie entre le naturel et le culturel est ancienne, et c’est à travers la gestion de cette opposition que les sociétés se différencient, et bercent entre celles les plus civilisées, aux plus sauvages. (Si on admet les oppositions que présentent les dictionnaires et les explications livresques). Sauf que le cultuel peut être infecté par l’artificiel, comme le culturel pourrait s’intoxiquer par le biais du vulgaire, et c’est dans ce sens que la Tunisie post- révolution, doit se tracer des sentiers entre tous ces champs. La Tunisie doit cueillir le labeur de maints siècles de civilisation, sans que le naturel, jadis stimulateur, ne se dégrade en inhibition chronique.

Nous avons cette conviction que l’opposition entre le naturel et le culturel peut, et ne doit, qu’être fertile et fructueuse, si elle est guidée par une nouvelle « Doctrine Culturelle », qui vise l’orientation de ces moteurs responsables de la conscience et de la production humaine, vers un même sens, celui de « L’affirmation de soi », tout en ayant le regard en éventail, très ouvert sur les diversités spécifiques de notre culture et l’unicité bien déterminée, chez chaque individu. C’est à notre sens le défi sur lequel l’Etat tunisien doit  travailler, pour gagner son pari sur ses propres potentiels humains.

Quant à l’Etat tunisien, sa tâche est plus complexe, afin de traduire cette nouvelle « doctrine culturelle » en des mécanismes et décisions engrenant les différents intervenants sectoriels relatifs aux designs et métiers d’art. C’est dans cet esprit que, Fatnassi Abderraouf, l’un des experts dans les stratégies du perfectionnement de l’artisanat tunisien déclare: « Pour parvenir à améliorer davantage la compétitivité de cette activité, il y a lieu de bâtir un partenariat efficient entre les différents intervenants et mettre en place les outils nécessaires pour une évolution continue de ce secteur, parallèlement à une formation professionnelle valorisante et bien adaptée des artisans. »[21]

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[1] Maurice Merleau Ponty, Phénoménologie de la perception

[2] DEHAYE (P.), membre de l’Académie des Beaux-Arts, site Valeurs en Jeu / Direct en Jeu / Les Puzzles de Jean, extrait d’un article intitulé : L’Artisanat, C’est quoi ?,  https://valeursenjeu.fr/index.php/artisanat-cest-quoi/

[3] http://www.alliance-francaise-des-designers.org/

[4] ROCHER (G.), Extraits du chapitre IV: «Culture, civilisation et idéologie», Introduction à la SOCIOLOGIE GÉNÉRALE. Première partie: L’ACTION SOCIALE, chapitre IV, pp. 101-127. Montréal: Éditions Hurtubise HMH ltée, 1992, troisième édition.

[5] Claude LEVI STRAUSS (C.), Troisième entretien avec Georges CHARBONNIER : Horloges et machines à vapeur- Claude LEVI STRAUSS, poursuit la comparaison des sociétés « primitives » et des sociétés modernes. Sociétés « froides » par rapport à Sociétés « chaudes », comme des horloges par rapport à des machines à vapeur.

[6] Khalil M’Rabet, Peinture et identité, l’expérience Marocain, Ed. Le Harmattan, 1987, p .70.

[7] ROCHER (G.), Introduction à la SOCIOLOGIE GÉNÉRALE. Première partie: L’ACTION SOCIALE, chapitre IV, Montréal: Éditions Hurtubise HMH ltée, 1992, troisième édition. p.101-127

[8] ROCHER (G.), Introduction à la SOCIOLOGIE GÉNÉRALE. Première partie: L’ACTION SOCIALE, chapitre IV. p.101-127, Ibidem.

[9] ROCHER (G.), Introduction à la SOCIOLOGIE GÉNÉRALE. Première partie: L’ACTION SOCIALE, chapitre IV. p.101-127, Ibidem.

[10] Revue électronique Meubliz, https://www.meubliz.com/style/style_design/

[11] Maârouf Y.), extrait de son article « L’artisanat tunisien se meurt, revue électronique Réalité online, publié 1 mars 2015,  https://www.realites.com.tn/2015/03/lartisanat-tunisien-se-meurt/

[12] Malraux (M.),  La Métamorphose des dieux,  Ed, nrf, novembre ;(1957)

[13] Maârouf  (Y.), citant un haut responsable du secteur,  L’artisanat tunisien se meurt, Ibid, https://www.realites.com.tn/2015/03/lartisanat-tunisien-se-meurt/

[14] Maârouf (Y.), Extrait d’un article intitulé « L’artisanat tunisien se meurt », Réalités online,  mars 2015

https://www.realites.com.tn/2015/03/lartisanat-tunisien-se-meurt/

[15] Delacroix (E.), d’après Florenne (Y.), « Les plus belles pages », Ed, Mercure de France. Paris, 1963, p.96.

[16] Ibid.

[17] Matisse (M.),  propos de Matisse rapportés par Diehl (G.), in Art Présent n°2,1947.

[18] Dictionnaire Larousse http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/art/5509

[19] https://www.youtube.com/watch?v=HJFQettXIDo

[20] Béji (s.), cité dans l’article : Le Palais de l’Artisan pour l’ascension de l’artisanat tunisien de par le monde, site Directinfo, L`information de dernière minute, publié en Fév. 10, 2014 par : Di avec Communiqué.

https://directinfo.webmanagercenter.com/2014/02/10/le-palais-de-lartisan-pour-lascension-de-lartisanat-tunisien-de-par-le-monde/

[21] Fatnassi (A.), Extrait de son article intitulé « Secteur de l’artisanat en Tunisie », du site Turess, Publié dans L’expert, le 08 – 06 – 2009 https://www.turess.com/fr/lexpert/1894

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