A l’occasion de la 60ème anniversaire de la disparition de Mohamed Abdelkrim EL KHATTABI, leader de la guerre de libération du Rif contre la colonisation hispano-française du 1921 à 1926, le 6 février 1963 au Caire, Le Monde Amazigh publie l’interview de Dr. Mimoun CHARQI qui a été réalisé avec la revue allemande Tauwetter sur Der Rifkrieg (1921 bis 1927), Deutsches Giftgas in Marokko, N°4, Dezember 2022.
Quelle est l’importance d’Abdelkrim pour vous ? Est-il toujours connu et apprécié ? Quel rôle a-t-il joué dans la guerre contre les Espagnols ?
Abdelkrim, de son vrai nom Mohamed Abdelkrim El Khattabi, est le symbole incontestable de l’ensemble des rifains et au-delà. Il fut également le symbole de la libération des peuples colonisés ainsi que le précurseur reconnu de la guérilla, dans le monde.
Abdelkrim a été celui qui a pu réunir et regrouper autour de lui les tribus du pays rifain et jbala, c’est-à-dire le Rif au sens géographique du terme, le nord du Maroc, contre les colonisateurs espagnols et français. Il est non seulement connu et apprécié par les marocains de tous bords mais aussi par les progressistes du monde entier.
Dans la guerre de libération contre le colonialisme, il a réussi à fédérer autour d’un projet commun des tribus indépendantistes et fières qui souvent se faisaient la guerre entre elles. Il a été en mesure de créer la république des tribus confédérées du Rif, au sens géographique du terme, un gouvernement, une constitution, des voies de communication, des écoles, une armée rifaine dont le commandant en chef fut son frère M’hamed. Abdelkrim fut un fédérateur, un organisateur et un stratège politique et militaire de premier rang.
Aujourd’hui encore, l’armée des Etats Unis d’Amérique enseigne dans ses programmes la guérilla d’Abdelkrim. Mao s’en est inspiré, ainsi que Che Guevara, Ho Chi Minh et d’autres.
Avec combien de soldats a-t-il combattu les Espagnols et les Français et combien de soldats espagnols et Français ont combattu contre lui?
Il faut faire la part des choses entre l’armée régulière, directement rattachée à Abdelkrim, qui en nombre n’était pas très nombreuse, et les guérilleros provenant des tribus, dont le nombre varie selon les historiens. Les guérilleros ne faisaient pas la guerre en permanence. Ils vaquaient souvent à d’autres affaires, par exemple les travaux des champs lors de la saison des pluies. Les chiffres avancés, ici et là, de quelques dizaines de milliers ne sont que des estimations.
Par contre, ce que l’on sait de façon sûre au vu des statistiques des armées espagnoles et françaises c’est que vers la fin de la guerre il a dû affronter plus de 520.000 soldats des armées française et espagnole combinées, avec les armes modernes dont elles disposaient, dont les armes chimiques de destructions massives utilisées pour la première fois dans l’histoire via l’aviation.
Au moment le plus intense des combats, contre l’Espagne et la France, il est admis que le Président Abdelkrim ne disposait pas de plus de 30.000 fusils. Un homme sur deux s’engageant dans le combat n’avait pas de fusil. Les armes c’est ce qui lui faisait le plus défaut. Il fallait les prendre chez l’ennemi. Avec des moyens extrêmement limités, il faisait face à 520.000 hommes disposant de moyens surdimensionnés : de l‘artillerie lourde, des chars, des avions des navires de guerre et de surcroît les armes chimiques.
Quelle a été l’influence de l’utilisation d’armes chimiques sur la guerre et la fin de la Guerre?
Les armes chimiques de destructions massives employées lors de la guerre du Rif ont été d’une influence décisive ; c’est ce qui a permis de mettre fin à la guerre. Mais à quel prix… Les armes en question sont de l’ypérite, du phosgène et de la chloropicrine. Des armes prohibées par les conventions internationales, dont le traité de Versailles.
Les agresseurs utilisaient des euphémismes pour les désigner et parlaient de « gaz toxique », de « bombes spéciales », de « bombes X », etc. Non seulement le droit international interdisait et interdit l’emploi des armes chimiques de destructions massives, ainsi que leur production, leur stockage ou leur commercialisation, ce qui est déjà une violation du droit international, mais encore plus grave ces armes ne visaient pas seulement les combattants eux-mêmes, si ce n’est surtout les populations civiles.
Les documents d’archives témoignent de ce que ce qui faisait l’objet des cibles c’étaient les lieux de marchés et les jours de marché où les populations se rendaient pour aller commercer, acheter et vendre leurs produits. Les termes utilisés par les généraux espagnols sont effarants ; il s’agissait de faire le plus de mal possible aux populations civiles.
Il s’agit de véritables crimes de guerres conduits par des Etats européens se disant attachés aux droits de l’homme, à la liberté, à la justice. Les populations civiles n’en pouvaient plus et venaient se plaindre à Abdelkrim, qui lui-même s’en est plaint à la société des nations, la SDN, qui depuis a été remplacée par l’ONU. Ne pouvant contrer les armes chimiques de destructions massives, Abdelkrim n’eu plus d’autres choix que de se rendre et mettre fin à la guerre.
Quelles étaient les relations du Maroc et des Rifkabyliens avec l’Allemagne ?
L’Allemagne n’a jamais colonisé le Maroc… Mieux que ça, l’Allemagne a même été le grain de sable qui a retardé le protectorat sur le Maroc. En 1905, l’empereur allemand Guillaume a débarqué à Tanger pour apporter son soutien au Sultan Moulay Abdelaziz et à l’indépendance du Maroc en s’opposant aux ambitions et appétits français.
Abdelkrim avait passé des accords avec les frères Mannesman pour l’exploitation de richesses minières. Les rifains ont toujours eu des sentiments honorables envers les allemands car ils ne sont jamais entrés en friction avec eux. Ces sentiments s’expriment sous la forme d’une grande considération envers les allemands et se sont développés depuis qu’une grande partie de la diaspora rifaine se retrouve en Allemagne, y vit et y travaille.
Que signifie pour vous le fait que l’Allemagne et un scientifique allemand aient fourni les armes chimiques ou construit l’usine d’armes chimiques pour l’Espagne ?
Selon ce que je sais, ce n’est pas l’Allemagne, en tant qu’Etat, qui est à l’origine de la construction de la fabrique d’armes chimiques ayant servi contre le Rif.
Dans un premier temps, c’est la France qui sous le manteau, a vendu à l’Espagne, des stocks gardés depuis la première guerre mondiale. Puis par la suite, l’Espagne a fait appel au Docteur Hugo Stoltzenberg, un chimiste de nationalité allemande, qui a construit à la maranosa, près de Madrid, une première fabrique, avant qu’il n’aide une seconde fois l’Espagne à en construire une autre entre Melilia et Nador, dans le Rif, sur la lagune de Marchica, d’où partaient les hydravions pour bombarder les souks et les populations civiles.
Si la responsabilité de l’Etat français, de la société française Schneider ainsi que celle de l’Etat espagnol sont indéniables, je ne pense pas que la responsabilité de l’Etat allemand puisse être envisagée sérieusement. Quant à la société Stoltzenberg, elle n’existe plus et les individus de l’époque sont aujourd’hui décédés. Mais les institutions demeurent et restent responsables et comptables des crimes de guerres commis et devraient en venir à réparer les préjudices et dommages subis passés et présents.
Y a-t-il encore aujourd’hui des conséquences de l’utilisation d’armes chimiques ? Lesquelles ?
Oui. Bien malheureusement… Les armes chimiques de destructions massives utilisées ont des effets mutagènes et cancérigènes. Cela a été prouvé et vérifié par de nombreuses études d’experts généticiens, italiens, américains, anglais, japonais et autres. La relation de cause à effet entre l’ypérite, le phosgène et la chloropicrine, d’une part, et les cancers, de l’autre, n’est plus à démontrer. Les héritiers des victimes d’hier en souffrent encore aujourd’hui.
Des gens meurent-ils encore à cause de l’utilisation d’armes chimiques ou est-ce que ce sont plutôt les conséquences génétiques de l’utilisation qui provoquent un taux de cancer plus élevé ?
Vous savez, l’emploi par les armées espagnole et française des armes chimiques de destructions massives a touché les hommes, les animaux, l’environnement, l’eau, les plantes, le sol…
Les gens ne mourraient pas tous rapidement du fait de ces armes, si ce n’est ceux qui y étaient exposé et les subissaient directement et de prêt. Les autres, en ont été des victimes à l’époque et dans le temps. Lorsque l’on parle d’effets mutagènes, cela signifie qu’il y a transformation dans les gènes des individus qui portent en eux le mal et le transmettent à leurs descendances. Il n’est pas une famille dans le grand Rif qui n’ait pas son lot de personnes décédés du cancer ou qui en souffre.
A cette souffrance s’ajoute le manque d’hôpitaux spécialisés dans le Rif. Les gens doivent venir se faire soigner sur Rabat, avec tout ce que cela suppose comme difficultés et contraintes financières, matérielles et autres. Le sujet a longtemps durant été gardé secret voire tabou. Depuis quelques années seulement le scandale a fait surface et s’est retrouvé faire l’actualité, notamment, grâce aux premiers travaux de deux allemands à savoir Rudibert Kunz et Rolf-Dieter Müller.
Pr. Dr. Mimoun Charqi
Conseiller juridique.
Président de la commission scientifique du Groupe de recherche sur la guerre chimique contre le Rif.
Président d’honneur de l’Assemblée mondiale amazighe.