Un acteur devenu repère
Ali IKEN qui vient de nous quitter à l’âge de 69 ans est venu au monde le 15 novembre 1954 au village Almou Naït Aïssa qui relève de la commune de Béni Tejjite, située dans l’Oriental, entre Midelt et Figuig. Ses parents amazighophones sont : Ali Ou Lachen Ou Gellouza et Touzribt Rquia Ou Ali. Il est le deuxième d’une fratrie qui compte six enfants : quatre garçons (Abdellah, Ali, Moha et Mohand) et deux filles (Ittou et Aicha).
Origine sociale modeste
La région de Béni Tejjite est une zone semi désertique. Son économie se base essentiellement sur l’agriculture et l’extraction du plomb dans le mont Boudhar. Comme tout le sud-est du Maroc, elle manque d’infrastructures nécessaires pour le bien-être de ses habitants.
IKEN entre à l’école primaire d’Almou en 1961. Il y passe quatre ans avant d’aller faire la cinquième année (le CM2) à l’école primaire de Béni Tejjite (actuelle école Dakhla). En 1966, il obtient le certificat d’études primaires et part faire le premier cycle d’études secondaires au Collège Abou Salem El-Ayachi à Rich, ville située à 122 km de son village natal. Quatre ans plus tard, il rejoint Midelt pour y faire le deuxième cycle, dans la section des Lettres Modernes Bilingues au Lycée Hassan II. En 1974, il obtient son baccalauréat et se rend à Fès où il fait des études de philosophie à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines (Dhar El-Mehraz).
En 1978, il obtient son Diplôme d’Etudes Universitaires Générales (DEUG). Avec ce titre, il est nommé chargé de cours de philosophie au lycée Gheris (actuel Lycée Mohamed V) à Goulmima, petite ville située à soixante kilomètres au Sud d’Errachidia.
Tout en exerçant son métier de professeur de philosophie, il continue ses études en vue d’obtenir une licence dans cette discipline.
Avril 80 : le réveil
Le Printemps Amazigh, qui a éclaté en Kabylie en 1980, a beaucoup marqué le jeune professeur Ali IKEN. Sa prise de conscience identitaire a, certes, commencé avant, mais cet événement historique l’a consolidée et lui a donnée une orientation plus claire.
En 1982, IKEN vit deux événements majeurs, l’un triste et l’autre heureux. Le premier, c’est le décès de son père, Lachen ou Guellouza. Le deuxième est son mariage avec Jamila, une jeune enseignante goulmimie.
Après quatre ans d’exercice à Goulmima, IKEN est affecté, en 1983, au lycée Sijilmassa à Errachidia. Il y travaillera jusqu’à son départ à la retraite en 2005.
Au milieu des années 1980, il est membre actif de la section locale du Ciné-club. Ce dernier a été créé par le critique cinématographique Noureddine SAIL et qui comptait, à l’époque près de 55 000 adhérents au niveau national. Ce cadre culturel a joué un rôle primordial dans la formation cultuelle des jeunes.
A la fin des années 1980, et tout en travaillant à Errachidia, Ali IKEN fréquente Goulmima où il rencontre un groupe de jeunes enseignants et d’étudiants qui «s’intéresse à tamazight». C’est ainsi qu’il fait partie du groupe des membres fondateurs de l’Association Culturelle GHERIS (qui sera rebaptisée plus tard Association Socioculturelle TILELLI), créée à Goulmima le 25 juin 1990. Cette association est présidée à sa fondation et durant une vingtaine d’années par Ali HARCHERRAS, professeur et ancien élève d’Ali IKEN.
A l’été 1993, Ali IKEN et ses camarades de Goulmima effectuent un voyage en Kabylie, où ils nouent des contacts avec des acteurs du Mouvement Culturel Berbère (le MCB). Pour IKEN ainsi que pour ses amis, la Kabylie est le phare et la locomotive du combat et de la renaissance amazighes.
Engagement militant
L’Association socioculturelle TILELLI a grandement contribué à la sensibilisation sur les droits culturels et linguistiques amazighs. Elle a formé des dizaines, voire des centaines d’acteurs associatifs, qui sont devenus des ambassadeurs de la culture et de l’identité amazighes partout au Maroc ainsi que dans la diaspora.
Lors du défilé du 1er mai 1994, dans le cadre du syndicat la Confédération Démocratique du Travail (CDT), Ali IKEN a participé aux côtés de militants syndicalistes (ouvriers, enseignants, étudiants et élèves…). Leur groupe constitu à lui seul une partie du défilé. Ils scandent des slogans en tamazight avec des banderoles écrites dans cette langue (en caractères latins et en tifinagh) revendiquant la reconnaissance de la langue amazighe comme langue officielle.
Le 03 mai, Ali sera arrêté avec six autres enseignants: trois membres de l’Association TILELLI (Ali HARCHERRAS, Mbark TAOUS et Omar DEROUICH), un adhérent de ladite association (Said JAAFER), un enseignant affilié à la CDT (Ahmed KIKICH) et un autre enseignant non affilié à aucun syndicat (Ali OUCHNA).
Les sept enseignants arrêtés sont traduits le 7 mai 1994 devant le tribunal de première instance d’Errachidia. Les chefs d’accusations dont ils sont inculpés sont :
- Agitation et atteinte à l’ordre public,
- Profération de slogans en contradiction avec la constitution
- Incitation à commettre des actes contre la sécurité intérieure de l’Etat .
Le 27 mai, quatre des sept accusés seront acquittés : Omar Derouich, Said JAAFER, Ali OUCHNA et Ahmed KIKICH. Ali IKEN et Mbark TAOUS sont condamnés à deux ans de prison ferme et 10 000 dirhams d’amende. Ali HARCHERRAS écope d’une peine d’un an de prison ferme et d’une amende de 10 000 dirhams.
Les trois détenus font appel du jugement. La cour d’appel réduit leur peine à deux mois de prison ferme. C’est ainsi qu’ils sont libérés le 03 juillet 1994.
Cette reculade de l’Etat marocain s’explique notamment par la pression internationale. Une campagne est menée par Amnesty international. Des sit-ins initiés par la RCD, avec à leur tête Ferhat MHENNI, sont tenus devant l’ambassade du Maroc à Alger… D’autre part, 329 avocats se sont mobilisés pour défendre les détenus et la presse internationale ( El Pais, le Monde diplomatique, l’AFP, le Monde…) qui a suivi le déroulement du jugement s’est largement faite l’écho de cette répression.
Dans son discours du 20 août, le roi Hassan II, en voulant absorber la colère amazighe, annonce l’enseignement «des dialectes».
Producteur précoce et prolifique
Il est à signaler ici que lors de l’arrestation d’Ali IKEN, les agents des services secrets lui ont saisi le manuscrit de la traduction qu’il a faite en tamazight des «Mille et une nuits» ainsi que sa machine à écrire qui l’accompagne là où il va. Ali n’a jamais récupéré ni son manuscrit ni sa fameuse «dactylo».
En 1995, Ali IKEN créé avec d’autres personnes L’Association Culturelle TUDERT à Errachidia. C’est en tant que délégué de cette dernière qu’il a participé à la première assemblée du Congrès Mondial Amazighe, tenue les 27, 28, 29 et 30 août 1997 à Tafira aux Îles Canaries.
En 1992, Ali IKEN lance la « chronique amazighe » dans le journal francophone AL-Bayane. Quelques mois après, et avec les encouragements des défunts Simon Lévy et Mohamed FERHAT ( membres du Parti du Progrès et du Socialisme, PPS ), cette chronique devient «Page spéciale tamazight».
Une page qui devient alors une tribune pour les poètes les prosateurs en tamazight des années durant. Elle cesse son activité avec le décès du chef du parti, feu Ali YATA, en 1997.
C’est Ali IKEN qui a publié le premier roman en tamazight au Maroc. Il s’intitule « Asekkif n yinzaden » ( Soupe aux poils ). Ce roman, publié au milieu des années 1990, reçoit le prix Mouloud MAMMERI, décerné par la Fédération Nationale des Associations Amazighes en Algérie.
Ali IKEN a collaboré à des journaux et magazines amazighs au Maroc (Tifinagh, Tidmi, Tasafut, Tamunt …) et en Algérie (ABC amazigh, Azul, Numidia …).
Vers 1998 il a traduit en arabe de livre « La question berbère dans le mouvement national algérien » d’Amer OUERDANE. Cette traduction est publiée en série dans le journal « At-takatoul Al-watani ».
En 2010, IKEN publie à Errachidia « Ma frange, la voici », un recueil de 130 izlane. Ce livre comprend également une interview avec l’auteur sur la poésie amazighe en général et sur l’izli en particulier.
Pendant plusieurs années il collabore avec la revue de poésie en ligne canadienne Francopolis où il publie des poèmes français qu’il a traduits en tamazight.
Ali IKEN s’intéresse beaucoup à la traduction vers la langue amazighe et à la collecte du patrimoine amazigh oral. Il traduit en tamazight des nouvelles et des contes des littératures russe, chinoise, française …
Une vie dédiée à Tamazgha
Le mercredi 1er février 2023 à 23h 38mn, Ali IKEN décède à Meknès. Une vie qui se confond avec le long, périlleux mais si exaltant combat pour la réappropriation de l’identité amazighe au Maroc et partout en Afrique du Nord. Il est enterré le lendemain dans le cimetière «Anassi» de cette ville.
Que son âme repose en paix. Et que les futures générations trouvent dans le combat et dans l’œuvre de ce maître éminent qui a toujours gardé sa proximité avec son peuple un flambeau et l’énergie pour continuer la lutte afin que l’amazighité retrouve ses droits sur sa terre.